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ÉDEN - Livre III - Le Secret des Anges

⛧Pour vaincre le Diable, il faut parfois devenir pire que lui...⛧

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Jeudi 23 octobre, 1h30 du matin, quelques heures après les évènements de la Cité de l’Espace.

 

Le convoi de l’Égide qui transportait Érin McKenzie, Évangéline d’Arenberg et Scarlett fut attaqué alors qu’il s’apprêtait à quitter le quartier de Tetrisland. Pris dans une embuscade, les soldats de Reika Fox se défendirent en laissant le fourgon cellulaire sans protection, ce qui permit à un assaillant en tenue de commando de s’y introduire. Juste avant qu’il n’exécutât l’Irlandaise, la veuve écarlate se libéra de ses fers et bondit sur lui. Elle l’embrassa fougueusement, asséchant son corps en quelques secondes comme elle l’avait fait avec Piet Drimakos à l’hôtel Debussy.

Érin comprit, grâce à sa mémoire d’outre-vie, qu’elle avait affaire à une succube, métamorphe démoniaque capable d’absorber l’énergie vitale de ses proies. Scarlett adopta l’apparence d’Érin et attira l’attention des tueurs loin du fourgon. L’inspectrice et la hackeuse récupérèrent leurs effets personnels et en profitèrent pour s’enfuir. Elles s’enfoncèrent dans les ruelles étroites de Tetrisland. Malheureusement, des ennemis les prirent en chasse.

Érin sema involontairement la gothique, laquelle peinait à suivre le rythme de cette course effrénée. Ève s’était en réalité cachée dans l’un des conteneurs. Elle téléphona à la policière pour l’informer que son portable était géolocalisé. Grâce à un logiciel de son cru, la hackeuse neutralisa le traceur qui permettait aux assaillants de traquer Érin.

À deux doigts d’être abattue, l’enquêtrice ne dut son salut qu’à l’intervention d’un mystérieux individu tapi dans l’obscurité, armé de shurikens et de chaînes, probablement un assassin éliminant la concurrence.

Redoublant d’efforts, Érin quitta le quartier indemne, sous des pluies torrentielles et des nuages déchirés d’éclairs rouges.

 

 

Sur les hauteurs de Tetrisland, un mercenaire était recroquevillé dans un conteneur, terrifié. Ses frères d’armes avaient été massacrés par le sicaire masqué qu’il observait discrètement. L’individu sans pitié téléphona à l’homme qui l’avait recruté pour venir en aide aux prisonnières de l’Égide. Une négociation houleuse à propos du paiement débuta.

 

« Les règles de la Confrérie sont claires ; n’essayez pas de les détourner pour en tirer profit. J’ai respecté ma part du contrat. Faites-en autant, et nous resterons bons amis. […] Sinon quoi ? Hum… Essayer de vous tuer serait une perte de temps ; je connais votre petit secret, Syrdon. En revanche, je pourrais aller trouver votre protégée et lui raconter tout ce que je sais. »

 

Une fois l’appel terminé, l’assassin repéra le mercenaire dissimulé et acheva son funeste travail.

 

 

FLASH-BACK : Blessington, 20 ans plus tôt.

 

Érin McKenzie, douze ans, cassa le nez de Dylan Flaherty. La jeune Irlandaise ne supportait pas que l’on fît du mal aux animaux, et ce crétin n’avait rien trouvé de mieux à faire que d’abattre une corneille mantelée avec le fusil de chasse de son père. Comme elle en avait l’habitude à l’époque, Érin décida d’enterrer dignement l’oiseau.

 

 

Jeudi 23 octobre

 

Trempée jusqu’aux os, Érin se réfugia au commissariat. Après une douche chaude, elle se mit au travail, peu désireuse de revivre pour la énième fois ses cauchemars traumatiques malgré sa fatigue grandissante. Elle revivifia son esprit à l’aide d’une canette de Factor X² que Bull avait laissé traîner dans leur bureau, puis consulta les rapports d’investigation des policiers rémois.

 

« Les enquêteurs ne s’intéressaient pas seulement au sceau d’Astaroth et au sang retrouvé dans l’herbe brûlé du parc de Champagne. À environ un kilomètre à vol d’oiseau, des symboles de même nature avaient été découverts dans la basilique Saint-Remy en même temps que les corps massacrés de quatorze jeunes gens. Les policiers avaient tout d’abord pensé à une fête étudiante clandestine au sein de l’édifice religieux ayant viré au règlement de compte, mais la piste d’une secte satanique avait également été évoquée. »

 

Bien qu’il lui fût interdit d’entrer en contact avec Sandra Ophaniel, Érin pénétra dans sa cellule, bien décidée à lui tirer des informations sur les meurtres d’Edouard Favener et Luisa Herrera. L’arrogance de la psychiatre lui fit perdre ses moyens ; l'Irlandaise la gifla.

Érin se souvint qu’Azazel avait qualifié l’experte en sciences religieuses de stichomancienne. Elle lui rendit donc son recueil de poèmes de Baudelaire et la questionna sur ce qu’elle croyait avoir lu dans ces vers au point de demander à Tisserant de l’éliminer. Lorsqu’Ophaniel récita le poème « Les Ténèbres », Érin aperçut son reflet maléfique sur la porte vitrée de la cellule.

 

« — Vous l’avez vue, n’est-ce pas ? l’interrogea la psychiatre. La belle visiteuse qui obsède mes pensées. Vous avez senti la menace qu’elle représente.

— Vous n’avez pas chargé un démon de me tuer à cause d’une vague sensation de malaise et d’une croyance sans fondement.

— Les hommes déclenchent des guerres pour moins que ça, Lieutenante. »

 

L’inspectrice remit la psychiatre à sa place en lui révélant que Kylian Tisserant n’était pas possédé par un démon, qu'elle s'était laissé duper. Il s'agissait en réalité d'un Veilleur nommé Azazel ayant pour ambition de libérer les archontes de leur prison éternelle. La nouvelle parut ébranler la docteure.

 

 

Quand Bull arriva au bureau, il s’efforça de faire la paix avec sa coéquipière.

Érin lui narra les évènements de la soirée, non sans dissimuler les détails relevant de l’occulte. Elle avait conscience que les assassins se rapprochaient un peu plus de leur objectif à chaque tentative. Sa chance finirait par tourner malgré le soi-disant écu porte-bonheur de Finbar O’Malley. La disparition soudaine de la corneille depuis l’attaque du pont de la malemort ne rassurait pas non plus l’inspectrice.

Bull avait été réveillé par un appel de Reika Fox, furieuse. Il avait justifié la présence de sa coéquipière au domicile d’Évangéline d’Arenberg en invoquant une mission d’infiltration peu crédible. Il espérait que la commandante serait trop occupée à traquer le groupe paramilitaire qui avait massacré ses soldats pour remettre en question ce motif bidon.

Les deux inspecteurs élaborèrent des théories sur ce qui s’était passé à Reims, dans le parc de Champagne et la basilique Saint-Remy. Il existait forcément un lien entre les deux scènes de crime.

Ils furent interrompus par le capitaine Tournais de l’IGPN, lequel souhaitait interroger Érin sur la mort de Serge Clouseau. Pendant qu’elle répondait à ses questions, Bull consulta le rapport du capitaine Borghese de la police de New York, plongée en pleine guerre des gangs pour le contrôle de la Lymphe Noire. Le ripou affirmait que la mafia italo-américaine importait la ténébrine grâce à un type se faisant appeler « le Paon ».

Les enquêteurs s’apprêtaient à creuser cette piste quand Bull, indisposé par la probable consommation d’un beignet périmé, fit un détour aux toilettes. Il tomba sur Lindsay, la colocataire de Luisa Herrera, qui révéla aux agents qu’une autre étudiante étrangère de sa résidence universitaire avait disparu : Yumeji Naoko.

Bull lança les recherches. Érin, quant à elle, projeta de se renseigner sur le Paon auprès de la brigade des stups. Seulement, en quittant l’immeuble, elle croisa Giovanni Melrakki, le père de Léo. Il lui annonça, fier de lui, qu’il avait obtenu de Thomas Bergier la localisation de la cachette de Julian Tarascon. Avant de partir récupérer son fils à l’hôpital – qui avait pris une balle à cause d’Érin – il rappela à l’inspectrice qu’elle s’était engagée à déjeuner avec eux.

 

 

Érin trouva Tarask dans un loft du quartier La Villette. Le marginal, pâle et blessé à la jambe, se montra aussi insupportable qu’à l’accoutumée. Il refusa de répondre aux questions de l’Irlandaise, se moqua d’elle, si bien que sa visiteuse finit par le menacer avec un tesson de bouteille. Hébétée par sa réaction, Érin reprit le contrôle, non sans éprouver une certaine honte.

Elle remarqua une amulette représentant le dieu Rê autour du cou de Tarask. Après qu’elle l’eût salué en égyptien ancien, son hôte accepta de coopérer. Il supposa que les connaissances inexplicables d’Érin provenaient de ses vies antérieures. Elle peine à accorder du crédit à ses paroles, d’autant qu’elle ne comprenait pas, si c’était le cas, pourquoi elle n’avait accès qu’à des fragments de mémoire.

 

« — Que vous êtes agaçante à tout rationaliser ! s’exclama Tarask. Les dieux vous offrent un cadeau inestimable, et vous trouvez le moyen de vous plaindre ! D’accord, c’est normal d’avoir besoin d’un temps d’adaptation quand on se découvre ce genre de dons, mais ça fait un moment que vous avez franchi la frontière de la normalité ! Cessez de vous comporter comme un flic de seconde zone !

— Je suis flic. C’est ancré en moi.

— Conneries ! Quoi qu’il se trouve au fond de vous, ça n’a pas pour vocation de protéger la veuve et l’orphelin. Cette sauvagerie refoulée qui ne demande qu’à sortir à la première occasion…

— Fermez-la, gronda Érin.

— Alors que vous avez tant insisté pour que je l’ouvre ?

— Vous ignorez qui je suis.

— C’est vrai. J’ai seulement rencontré des tas de gens comme vous ; des hommes droits, bourrés de vertus et de beaux principes, qui finissent par descendre de leur piédestal quand ils soulèvent le voile qui occulte le monde, quand ils regardent au plus profond d’eux-mêmes et découvrent la bête qui y est enfermée. Et si vous ne me croyez pas, pourquoi brûlez-vous d’envie de ramasser ce tesson de bouteille à vos pieds et de me l’enfoncer dans la gorge ? »

 

L’inspectrice pria Julian Tarascon de prendre part à la lutte contre le Syndicat, mais celui-ci déclina, prétextant que ses supérieurs lui étaient déjà tombés dessus pour avoir essayé.

Tarask ignorait qui avait placé un contrat sur la tête d’Érin. Il s’était contenté de délivrer un message et de fixer un traceur sur le véhicule de l’Irlandaise. Ses brèves investigations lui avaient seulement permis de découvrir que le commanditaire avait fait appel à la Confrérie du Temple Noir, une organisation d’assassins diablement efficaces. Érin ne put s’empêcher d'établir un lien avec le tueur du pont de la malemort. Celui-ci avait en effet décidé, au dernier instant, de l’épargner sans raison.

L’enquêtrice interrogea le marginal au sujet du Paon. À sa connaissance, il s’agissait d’un trafiquant d’esclaves, et non de Lymphe Noire.

On sonna avec insistance à la porte. Tarask recommanda à Érin de se cacher dans une pièce sécurisée, à l’étage. Une fois à l’intérieur, elle entendit son hôte discuter avec ses visiteurs ; des tueurs qu’il avait invités sous son toit afin de toucher une partie de la prime. Julian Tarascon avait trahi sa collègue.

Piégée dans une salle de torture sans issue, Érin, dépourvue d’objet de pouvoir, se prépara à recevoir l’assaut des assassins avec son pistolet et son ingéniosité. Elle se débarrassa avec brio de deux hommes – des mercenaires appartenant à la même unité qui l’avait prise pour cible la veille.

Tarask s’occupa des quatre autres sicaires. Il avait en réalité convié les tueurs afin de leur extorquer des renseignements sur le commanditaire du contrat. Pour cela, il avait gardé leur leader en vie.

L’Irlandaise et le marginal furent rejoints par Mixtle, le nettoyeur de Tarask d’origine amérindienne. Julian Tarascon était prêt à torturer le chef des mercenaires pour obtenir des informations, ce à quoi Érin s’opposa. Cependant, quand Mixtle identifia le tatouage de ces hommes comme la marque des Six Blades, des miliciens recherchés pour crimes de guerre, l’inspectrice se laissa convaincre de fermer les yeux.

Tarask ne peut s’empêcher de jubiler et de faire du charme à Érin, ce qui finit par provoquer son courroux.

 

« Ton Nom ne sera pas proclamé chaque jour à l’intérieur du Temple de l’Horizon. »

 

Mixtle rattrapa Érin avant qu’elle ne quittât le loft. Il lui demanda humblement de lever la malédiction qu’elle venait de jeter en égyptien ancien – sans s’en rendre compte – à l’encontre du flic-justicier, ce qu’elle refusa tant qu’il n’en ferait pas la requête en personne.

 

 

FLASH-BACK : Blessington, 18 ans plus tôt.

 

Roan McKenzie avait récupéré sa fille Érin, 14 ans, au commissariat de Dublin où elle était détenue pour effraction dans un laboratoire pharmaceutique, dégradation de biens et rébellion. L’adolescente et ses camarades militants avaient libéré les animaux qui servaient de cobayes dans cette industrie. Son petit ami s’en était pris physiquement à un agent de sécurité.

Furieux comme jamais, le père de famille priva Érin de sortie et décida de multiplier ses séances de thérapie auprès du Dr Wellington.

 

 

Jeudi 23 octobre

 

Le soir venu, dans la chambre d’amis de Bull, Léo, l’épaule toujours douloureuse, transmit les informations qu’il avait découvertes à propos du livre d’Hénoch au cours de sa courte convalescence. D’après les experts, Hénoch, en tant que 7ème patriarche de la lignée d’Adam, pourrait correspondre au 7ème roi légendaire de la civilisation mésopotamienne, Enmeduranki.

Érin accorda peu de crédibilité à ces informations. Elle avait besoin de légèreté après ce qui s’était passé chez Tarask, aussi s’amusa-t-elle à chauffer son petit ami pendant qu’il continuait d’exposer ses trouvailles.

Dans les mythes sumériennes, les êtres qui offrirent le savoir aux humains se nommaient « apkallû ». Leur rôle les rapprochait fortement des Veilleurs de la Bible et du livre d’Hénoch qui avaient copulé avec les humaines pour donner naissance aux géants, ou plutôt, aux Néphilim.

 

« — Le chef des Veilleurs, Shemyaza, est un personnage que l’on retrouve dans différents midrashim hébraïques. Il tombe sous le charme d’une mortelle, Ishtahar, qui, avant de céder à ses avances, exige qu’il lui révèle le nom ineffable de Dieu. À la seconde où elle l’apprend, Ishtahar se fait pousser des ailes et s’envole vers les Cieux sans honorer sa promesse faite à Shemyaza. Dieu la place alors parmi les étoiles, dans la constellation des Pléiades.

— Ishtahar… Comme Ishtar, la déesse babylonienne ?

— Précisément. Chez les Sumériens, Ishtar est appelée Inanna. Elle est l’épouse de Dumuzi, cinquième roi antédiluvien de Sumer, l’équivalent – si l’on suit ma logique – de Mahalalel, le grand-père d’Hénoch. Et devine quand les Veilleurs descendirent des cieux d’après le livre des Jubilés ? Pendant les jours de Mahalalel, afin, je cite : « qu’ils instruisent les enfants des hommes et qu’ils fassent jugement et justice sur la terre. » »

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Érin ne pouvait nier la corrélation entre les chronologies bibliques et sumériennes, mais elle doutait de pouvoir utiliser cette connaissance à bon escient. Azazel l’avait orientée vers les écrits d’Hénoch uniquement pour la guider jusqu’au nom qu’il avait perdu. Toutefois, quand Léo lui révéla que la deuxième version du livre d’Hénoch – hélas introuvable – était surnommée « le Livre des Secrets », cela attisa l’intérêt de l’inspectrice. Y avait-il un lien avec le Secret des Anges.

Alors que les deux policiers s’apprêtaient à céder à leur désir, Érin repensa à ce qui s’était passé la dernière fois qu’ils avaient fait l’amour. Le souvenir de Laval lui fit l’effet d’une douche glacée, brisant la magie de ce moment.

 

 

De son côté, les investigations de Bull sur la disparition de Naoko n’avaient rien donné. Si le Syndicat était responsable, alors la seule chance de la jeune Japonaise résidait dans l’opération que le Pitbull montait dans l’ombre pour faire tomber Roman Marciniak. L’inspecteur regrettait de ne pas avoir abattu le parrain quand il en avait eu l’occasion, quelques semaines avant l’arrivée d’Érin à Éden.

Évangéline d’Arenberg, invitée à l’appartement de Bull, ne manqua pas de draguer Léo et d’emmerder l'ancien Marine comme elle savait si bien le faire. Ce dernier leur présenta son plan, lequel n’obtint pas l’approbation du gardien de la paix et de la hackeuse. Envoyer Érin sous couverture dans le casino clandestin avec le soutien informatique d’Ève et seulement les deux policiers en renfort était du suicide !

La gothique continua d’enquiquiner le quinquagénaire à moitié ivre, jusqu’à ce qu’il se retirât dans la cuisine. Sa coéquipière le convainquit d’accepter l’aide d’Évangéline malgré ses soupçons, puis le pria de lever le pied sur la boisson. Bull lui révéla que son foie était foutu et qu’il était condamné. Il comptait bien mettre à profit le temps qui lui restait pour libérer les captives du Syndicat et envoyer Marciniak à l'ombre jusqu'à la fin de ses jours.

 

« Il y a quelques jours, j’ai commencé à avoir des trous noirs, des insomnies, des douleurs inexplicables… J’ai la sensation que quelque chose est en train de pourrir en moi. Je me sens comme aspiré de l’intérieur. La nourriture ne passe plus et… je vous épargne les symptômes moins glamours. »

 

Érin lui conseilla d’appeler sa fille et de faire la paix avant qu’il ne fût trop tard.

De retour dans le séjour, Ève demanda au Pitbull un accès aux fichiers d’Interpol afin de pouvoir identifier les malfrats que l’inspectrice croiserait au cours de sa mission. Alors que la tension recommençait à monter, Érin essaya de restaurer un semblant de calme en zappant sur une chaîne de musique classique. La suite en ré majeur de Johann Sebastian Bach provoqua l’illumination.

 

« L’auditrice ne pouvait nier l’empreinte du divin dans cet air baroque. L’archet invisible du Kapellmeister frottait la corde de son cœur, propageant des vibrations nostalgiques vers son âme et peut-être au-delà. Un soliste inspiré improvisait une partie inaudible pour le commun des mortels. Les notes de sa portée ne se contentaient pas d’enrichir la mélodie miraculeuse de la célèbre Aria ; elles sublimaient le concept même de perfection. À cette harmonie céleste se joignaient les mots récités par le père Doumbia : « Toute la musique de Bach est une tragédie angélique. » »

 

Une fois la réunion terminée, l’Irlandaise proposa à Ève de la déposer en ville, pendant que Léo conduisait Bull – trop ivre pour prendre le volant – à un rendez-vous.

 

 

Érin et Ève firent un détour par la colline des Hespérides afin de s’assurer que le véhicule de la policière n’était pas suivi. La hackeuse se confia sur sa relation avec Scarlet, sur sa loyauté envers Lucinda Nox qui lui avait offert sa chance quand elle s'était retrouvée à la rue, sur son trouble borderline diagnostiqué à l’adolescence.

 

« — Scarlett a un bon fond, quand on prend le temps de la connaître. Elle bossait comme serveuse au Noctis à l’époque où Lucinda m’a recueillie. C’est elle qui m’a formée au métier. Au début, j’avais tellement peur de me faire virer que je tolérais les gestes déplacés et les remarques obscènes des clients. Scarlett m’a protégée.

— Je comprends mieux pourquoi tu l’apprécies, commenta Érin avec bienveillance. Mais ça ne te fait rien qu’elle ait assassiné des dizaines d’individus ?

— Tu sais, quand des gens puissants apprennent que l’on possède des dons aussi particuliers que ceux de Scarlett, il n’est pas rare qu’ils cherchent à les exploiter à leur propre compte. Elle a rencontré les mauvaises personnes, voilà tout. »

 

Après avoir déposé Évangéline au pied du château fort édenien, l’inspectrice retourna au commissariat et débuta des investigations discrètes dans la salle où étaient stockées les pièces à conviction confisquées à Sandra Ophaniel. Érin était persuadée de trouver le livre II d’Hénoch dans la bibliothèque occulte de l’experte en sciences religieuses. Au cours de ses recherches, elle dénicha un grimoire aux pages creusées contenant un morceau de tenebrae ; une preuve incriminant la psychiatre qu’elle décida de laisser en place.

Érin fut dérangée dans sa lecture du livre d’Hénoch par une entité invisible s’amusant à éteindre les lumières de la pièce, à lui arracher l’ouvrage des mains, puis à l’incendier. Impuissante face à cette force surnaturelle qui risquait d’attirer l’attention de ses collègues, l’inspectrice s’avoua vaincue. Avant de quitter le commissariat, elle repéra Thomas Bergier en train de se diriger vers les cellules, en pleine nuit. Curieuse, elle épia la conversation entre le CASI et la Dre Ophaniel.

L’ancien espion reprocha à la psychiatre d’avoir participé à un rite d’invocation d’un démon qui avait attaqué l’hôtel de ville, ce qu’elle ne nia pas. Les admonestations de Bergier ne l’affectèrent pas.

 

« La détermination sans le talent n’est qu’une boîte vide. Malgré vos efforts, vous êtes toujours démuni contre le véritable Mal qui ronge cette région, et pendant que vous perdez votre temps avec moi, Syrdon continue de courir. »

 

Syrdon. Reika Fox avait prononcé ce nom lors de l’intervention au loft d’Ève.

Bergier annonça à Ophaniel qu’en raison des évènements survenus à Reims, elle s’était mis à dos une mystérieuse « Tétrarchie ». La psychiatre refusa de coopérer.

 

« La Tétrarchie ne vous a pas mis dans le secret, comprit Ophaniel. Vous ignorez la nature de ce qu’Astaroth a volé à Reims pour le compte de Zihaowang et ça vous inquiète. Vous vous demandez quel malheur les Shidian Yanwang pourraient déclencher avec ce butin. Pire, vous êtes terrifié par la possibilité que vos alliés tétrarques remettent la main sur cet artefact avant que vous appreniez à quoi il sert. Vous ne leur faites pas confiance, ce qui prouve que vous êtes plus futé qu’il n’y paraît. »

 

 

FLASH-BACK : Lundi 13 octobre, 10 jours avant les évènements de la Cité de l’Espace.

 

Le démon Furcas, sous les traits d’un Latino en costume rouge, rencontra Sandra Ophaniel dans le parc de Champagne. Les deux individus se connaissaient de longue date, mais ne s’appréciaient pas. Sur ordre de Furcas, Edouard Favener plaça sa prisonnière, Luisa Herrera, au centre d’un sigil de soufre. Pendant que le démon gravait par magie le sceau d’Astaroth sur le torse de Favener, Ophaniel accordait les derniers sacrements à l’étudiante.

Favener égorgea Luisa, puis Furcas poignarda Favener à l’aide du même athamé. Tandis que les portes de l’Enfer s’ouvraient, la psychiatre exigea du déchu qu’il fît rapatrier les deux dépouilles à l’hôpital Solitude.

 

 

Jeudi 23 octobre

 

Peter Bull avait rendez-vous avec son ancien coéquipier et mentor, Robert Girardin, dans un bar qu’ils connaissaient bien. Le vieux commandant était remonté de la Côte d’Azur en apprenant que la partenaire du Pitbull avait découvert les corps des six adolescents qu’il avait tant recherchés au cours de sa carrière. Il s’en voulait d’avoir négligé le témoignage de Victor Swan accusant Archibald Jaeger. Son obsession pour le père Élias qui, selon lui, avait entraîné ces adolescents sur le chemin de la drogue, l'avait aveuglé.

Girardin avait apporté les éléments qu’il avait rassemblés sur cet ecclésiastique, mais au moment de les remettre à Bull, il s’avéra que le dossier ne contenait que des gribouillis insensés. Le retraité en fut perturbé, prétextant s’être trompé de chemise cartonnée. Il transmit donc ses informations à l’oral.

 

« — Je bossais sur l’affaire du massacre de la Toussaint. Il y avait tellement d’élèves à interroger, tous traumatisés par ce qui venait d’arriver… Ils avaient besoin de parler à des psys, pas à des flics, mais nous devions faire la lumière sur ce carnage, découvrir comment Jordan Gonthier avait obtenu son arsenal et identifier des complices potentiels. Au milieu de tous ces témoignages inexploitables, il y en a un qui a retenu mon attention. Tu te souviens de Rose de La Marck ?

— La Rose Noire ? La championne d’escrime ?

— Elle-même, confirma le commandant. À l’époque, elle était en terminale à Saint-Thomas. Elle prétendait que sa cousine avait changé depuis qu’elle suivait les cours particuliers du père Élias. Elle se montrait distante et mystérieuse alors que les deux jeunes filles avaient toujours été très proches.

— Sa cousine… Marie-Eléonore de La Marck ?

— Qui d’autre ! Rose affirmait que Marie-El’ s’était prise d’affection pour un autre élève particulier du père Élias ; je te le donne en mille, Jordan Gonthier ! Et sachant que le cureton avait omis d’évoquer ce détail dans sa déposition, j’ai trouvé ça suspect. »

 

Girardin raconta ensuite comment il avait consacré ses premières années de retraite à voyager en Europe et à enquêter sur les zones d’ombres de la Grande Purge. L’ancien agent du BEC ne s’était jamais remis du meurtre de son fils durant les jours sombres. En Irlande, il avait découvert que Dominic Clarke – le politicien qui avait été élu à la tête du pays tout en préparant la Grande Purge en coulisse, sous le nom de Xaphan – avait travaillé à la School of Religion de Dublin avec son ancien professeur et mentor, un certain Jonas Thjofr, prêtre jésuite de son état.

Le commandant était convaincu que Thjofr et le père Élias étaient une seule et même personne, que ce type avait monté la tête de Clarke et l’avait poussé à déclencher un génocide de tous les croyants. Il regrettait amèrement de ne pas avoir descendu Élias à l’époque où il le suspectait de la disparition des six adolescents. Il offrit donc un pistolet Taurus Raging Bull à son poulain, au cas où ce dernier aurait besoin d’une arme intraçable pour régler définitivement le compte de Roman Marciniak.

L’inspecteur reçut un appel de la mère de Luisa Herrera, prévenue du décès de sa fille par Jacques Lescure. La mère éplorée remercia Bull pour sa dévotion et lui assura que Luisa ne voudrait pas qu’il lui arrivât malheur en cherchant les responsables de sa mort.

Après un passage aux toilettes où le quinquagénaire vomit le contenu de son estomac, il salua son ancien mentor en lui souhaitant un bon retour dans le Sud de la France. Avant de quitter le bar, l’inspecteur lui demanda s’il se souvenait du patronyme du père Élias. Girardin eut un trou de mémoire, mais Bull se rappela le dernier nom non identifié dans les pages du registre de Lily Tran : Rathbani. Le retraité acquiesça en entendant ce nom.

Satisfait, le quinquagénaire retrouva Léo, resté dans la voiture.

 

 

Pendant ce temps, dans le bureau de Marciniak, ce dernier écoutait avec attention le rapport financier de son comptable, Vivien Domergue. Son meilleur ami et bras droit, Marian Tobolski, était au téléphone. Radik Volny, le maquereau en chef du Syndicat, fit venir une prostituée pour assouvir son désir.

Les subordonnés du parrain lui relatèrent que les Shidian Yanwang s’inquiétaient de ne pas avoir reçu de nouvelles de Furcas, chargé de surveiller la mafia édenienne pour le compte de M. Wang. Les lieutenants de Marciniak craignaient que les membres de son petit culte ne commençassent à poser des questions sur sa disparition.

Parallèlement, Tobolski souligna que Fabrice Caserio, le chef de la sécurité du consortium Koron, menait une chasse à l’homme afin d’identifier les mafieux infiltrés dans ses rangs, ce qui, à terme, compromettrait l’approvisionnement en Lymphe Noire. Volny suggéra donc d’éliminer Caserio au plus vite.

Une fois le proxénète soulagé, le parrain annonça sans trembler à la prostituée, Joy, qu’il avait vendu son cœur à un politicien dont la fille souffrait d’une maladie cardiaque.

 

 

FLASH-BACK : Dublin, 15 ans plus tôt.

 

Dans la salle d’attente de son thérapeute, Érin, 17 ans, fut agressée par un jeune patient schizophrène avec une force colossale, bien décidé à la tuer pour faire cesser les voix qui tonnaient dans sa tête. L’adolescente à la limite de l’asphyxie crut apercevoir la silhouette du Dr Wellington sur le seuil de son bureau, un sourire aux lèvres. Érin s’en tira de justesse. Interrogé par la police, le thérapeute prétendit qu’il n’avait rien entendu dans son bureau insonorisé.

 

 

Vendredi 24 octobre

 

Perturbée par de nouveaux cauchemars dans lesquels elle finissait entre les griffes de la Couronne de l’Enfer, Érin débuta la matinée en décidant de nommer ce souverain chthonien « Hadès », à l’instar des divinités primordiales de la Lumière et des Ténèbres, vénérées dans le temple de Nyx sous des appellations grecques.

Bull lui narra sa rencontre avec Girardin et évoqua les soupçons que ce dernier portait sur le père Élias Rathbani, ce qui n’étonna guère sa coéquipière.

 

« D’après Victor Swan et les registres que j’ai dénombrés dans le laboratoire souterrain, ça fait des siècles que l’Ordre de Nyx exploite le filon de tenebrae. Avant de devenir une école, le bâtiment était une abbaye. Les adorateurs de la nuit ont forcément infiltré l’Église depuis les heures les plus reculées de l’Histoire. »

 

Érin préféra garder pour elle sa mésaventure avec le livre d’Hénoch et l’entité invisible qui l'avait réduit en partie en cendre. En revanche, elle évoqua sa découverte inattendue dans le grimoire aux pages creusées, ravie de savoir que les hommes de Fouché finiraient par trouver, à leur tour, cette preuve incriminante. Elle ne manqua pas également de rapporter ce qu’elle avait perçu de la conversation entre Ophaniel et Bergier.

 

« Il semble que le rituel d’invocation d’Astaroth à Reims ait été ordonné par Zihaowang dans le but de voler quelque chose à un groupe de personnes qui se fait appeler « la Tétrarchie ». Le problème, c’est que Bergier ignore la nature de l’artefact qui aurait été dérobé et que ça le rend dingue. »

 

Bull se montra dubitatif, mais sa coéquipière ne manquait pas d’arguments.

 

« Nous parlons de fanatiques, Bull. Ces gens n’accordent aucune valeur à la vie humaine. Ils sont obsédés par le pouvoir, l’argent, et si je ne me trompe pas, la place que leur dieu dégénéré leur octroiera une fois leur âme en Enfer, ou une fois qu’il régnera sur Terre ; c’est encore un peu flou, j’avoue. Alors si ce mystérieux artefact était important pour eux, Dieu seul sait jusqu’où ils étaient prêts à aller pour l’obtenir. »

 

Pendant que le quinquagénaire se douchait, Érin essaya de communiquer avec l’entité invisible dont elle sentait la présence, en vain. Elle appela ensuite sa mère pour s'enquérir de la santé de Roan. Macha ordonna à sa fille de rentrer au plus tôt afin de convaincre son père d’accepter la chimiothérapie. Or, Érin savait parfaitement que si sa mère l’avait voulu, elle aurait déjà persuadé son mari de prendre ce traitement. Pour la première fois, Érin dit à Macha ce qu’elle avait sur le cœur.

 

« Il s’est toujours rangé à ton avis parce que c’était le prix à payer pour avoir la paix ! Le psy, les punitions, même l’Oculus Dei ; il a suivi le mouvement comme l’ombre du tyran que tu es. Tu aurais pu lui faire raccrocher son tablier de boucher n’importe quand si tu le lui avais demandé, mais ça t’arrangeait bien d’avoir un époux parmi les Partisans. Oublie Satan et regarde tes propres démons, maman ! Tu as autant de sang sur les mains que papa, mais lui, au moins, luttait pour une cause qu’il estimait juste. Toi, tu n’en avais rien à faire de la réunification de l’île. Tout ce que tu voyais, c’était le mal que les Partisans infligeaient à la couronne britannique. La corneille est venue murmurer à mon oreille et elle m’a révélé tes secrets. Tu as autorisé papa à jouer les tortionnaires pour te venger d’oncle Sean. Tu lui en voulais tellement de ne pas t’avoir épousée que tu as juré d’arracher l’Irlande à la nation qu’il avait décidé de servir. Tant de ressentiments… Tant d’amour perverti par la haine… Tu as fait de lui mon parrain pour prendre ta revanche. Alors qu’il pensait que tu lui avais pardonné, tu ne faisais que lui mettre sous les yeux la fille qu’il aurait pu avoir avec toi. C’est tordu, méprisable ! Triste, aussi. Un ami d’enfance qui ne t’a jamais aimé, un mari orgueilleux qui ne t’a jamais pleinement comblée, un Dieu muet restant sourd à tes prières, une fille rebelle destinée à échapper à ton emprise ; voilà ce à quoi tu as eu droit ! C’est ta récompense pour tes actes maudits. Tu aurais brûlé l’Irlande entière pour faire prendre conscience à Sean à quel point il t’avait blessée… Il n’y a pas assez de cierges au Vatican pour acheter le salut de ton âme, maman ! »

 

Érin jura à sa mère que si elle ne faisait pas le nécessaire pour que Roan guérît, elle dénoncerait à Sean Sinclair leur participation aux attaques terroristes qui secouaient le Royaume-Uni.

 

 

La sorcière en herbe espérait acquérir un artefact de pouvoir ; la magie constituerait un atout indéniable la prochaine fois que des tueurs professionnels s’en prendraient à elle, ou qu’une entité invisible voudrait lui mettre des bâtons dans les roues. Hélas, Érin et Léo trouvèrent les portes du Valaskjálf closes.

Sur le trajet les conduisant à Saint-Thomas, Léo avertit sa petite amie que Giovanni Melrakki comptait bien les avoir à sa table dans deux jours ; un engagement qu’ils ne pourraient pas honorer s’ils se faisaient abattre durant l’opération Élysion ou finissaient en prison au vu de son illégalité totale. Au cours de la discussion, Léo lui confia qu’il était entré dans la police dans l’espoir d'élucider le meurtre de sa mère.

Devant la façade du lycée, Érin se souvint que c’était sur son toit qu’elle avait aperçu pour la première fois la corneille. Son absence lui pesait de plus en plus.

Les policiers se séparèrent. Érin s’introduisit dans le bureau de Victor Swan et consulta son agenda électronique. Elle remarqua qu’il avait rencontré Thomas Bergier juste après le meurtre de Denis Mignot, ce qui avait entraîné le déploiement d’une unité de l’Égide pour sécuriser l'établissement durant la nuit. En mettant cet indice en lien avec l’interdiction de Reika Fox de s’approcher de Swan et avec la conversation qu’elle avait surprise, la veille, entre le CASI et Ophaniel, Érin en déduisit que Bergier dirigeait l’Égide.

Elle nota également la présence des lettres A. J. suivies de la mention Léodegard sur le créneau de 19h, le soir même. L’invitation du père Doumbia lui revint en mémoire. Archibald Jaeger, le prélat de l’Oculus Dei en personne, allait célébrer une messe à Éden. Une terrible soif de vengeance s’empara de l’inspectrice.

Surprise par Victor Swan et son nouveau CPE, Kenshiro Oguri, Érin se contrôla afin de s’entretenir seul à seul avec l’administrateur de Saint-Thomas. Elle pria Swan de rendre les corps des six adolescents disparus à leur famille. Le proviseur prétendit toutefois avoir les pieds et les mains liées, sans compter qu’il ne souhaitait pas nuire à la réputation de l’Oculus Dei.

 

« Elle avait des doutes sur l’appartenance de Swan à la prélature, mais ceux-ci s’étaient envolés à la seconde où il l’avait évoquée avec une intonation frôlant la dévotion. Furieuse, elle se retourna, attrapa l’un des livres qu’elle avait repérés dans la bibliothèque et le jeta sur le bureau. Sur la couverture figurait le portrait d’Archibald Jaeger, auteur de l’ouvrage qui portait le titre : « L’amour de Dieu est pour les vrais croyants. »

— C’est ça, l’Oculus Dei, Monsieur Swan ! tempêta l’inspectrice, les traits déformés par le dégoût que cette œuvre lui inspirait. Une organisation qui accapare l’amour de Dieu et le dispense à ceux qu’elle pense en être digne ! Une bande d’intégristes qui s’octroie la prérogative de trier les catholiques légitimes et les usurpateurs à la Foi insuffisante ! J’exècre sa doctrine ! »

 

Folle de rage, Érin était à deux doigts de projeter sa colère sur le proviseur comme elle l’avait fait sur son père, et ce, sous le regard de l’entité invisible dont elle sentait la présence dans la pièce.

Bien qu’il n’eût jamais pardonné à Jaeger pour ses crimes, Swan défendit la prélature catholique, prétextant que sa lutte contre le Mal était essentielle.

Lorsqu’elle sortit du bureau, l’inspectrice crut apercevoir la silhouette de Lily Tran face à elle.

 

 

Dans le bureau de la direction, le livre de Jaeger qu’Érin McKenzie venait de jeter à la poubelle s’enflamma sans raison. Swan, à moitié rongé de remords, dut vider l’extincteur sur l'ouvrage pour éviter un départ d’incendie.

 

 

À l’intérieur de sa voiture, garée devant la tour Koron, Peter Bull agonisait. Terrassé par la douleur, pris de nausées constantes, il ne pouvait s’empêcher de culpabiliser pour Luisa, pour Naoko, pour Ranjana qu’il mettait en danger en toute connaissance de cause afin qu’elle obtînt des renseignements sur le mystérieux Lee Wudang. L’inspecteur était aussi torturé par d’abominables cauchemars dans lesquels il participait au supplice de Linda Hervy et ordonnait l’exécution des Lorençon. Il se voyait visiter le Nightingale, le bar dont il avait trouvé les coordonnées dans la poche de Piet Drimakos, avant de prétendre qu'il ne s'agissait que d’un immeuble en ruine. Il savait pertinemment que c’était lui qui avait placé la pierre de tenebrae dans les affaires de Sandra Ophaniel pour aggraver les charges qui pesaient contre elle. Seulement, il n’avait pas le souvenir de l’avoir fait de manière consciente.

Revigoré par sa boisson énergisante, Bull alla à la rencontre de Fabrice Caserio, lequel quittait la tour en compagnie de ses hommes. Le chef de la sécurité refusa de discuter du trafic de Lymphe Noire alors que la drogue sortait des infrastructures du groupe Koron, ce qui obligea l’inspecteur à le faire chanter ; Caserio avait entretenu une liaison avec la belle-fille de son patron, Sophia, quand elle était encore mineure.

Le chef de la sécurité ne céda pas aussi facilement que Bull l’avait imaginé. Sa loyauté envers Luc Abemus l’empêchait de briser ses secrets. Le Pitbull joua alors la carte de la dette en rappelant à Caserio que c’était grâce à lui que Tibor Laska était sous les verrous ; le meurtre de Marie-El’ Abemus allait peut-être enfin être résolu. Seulement, Caserio considérait cette affaire comme un raz-de-marée médiatique qui allait déterrer toutes les théories mensongères à l’encontre du milliardaire. En effet, à l’époque des faits, on avait accusé Luc Abemus d’avoir commandité l'assassinat de sa femme et d'avoir maquillé le crime en acte de purge.

La voiture de Caserio explosa dès qu’il fut à l’intérieur.

 

 

Érin et Léo déjeunèrent au Ben & To, un restaurant japonais situé sur le port de plaisance, au bord du lac Tiamat. Pendant que l’inspectrice conversait avec Victor Swan, le gardien de la paix s’était fait passer pour un nouvel enseignant afin d’avoir accès à sa bibliothèque. En fouillant la réserve, Léo avait déniché un vieux manuel scolaire ayant été écrit par le professeur de théologie Élias Rathbani.

 

« En résumé, raconta Léo, Rathbani prétend qu’au moment de constituer leur livre sacré, l’omniprésence des anges dans les textes incommodait les pères fondateurs de l’Église. Ils craignaient de voir le peuple céleste accaparer une place prépondérante dans le culte. Le concile de Laodicée, en trois-cent-je-ne-sais-plus-combien, interdit aux chrétiens d’invoquer des anges. Nommer l’un d’eux, à l’exception des trois archanges reconnus par le Canon, fut également proscrit. Dès lors, des centaines de textes angéologiques furent mis au rebut, classés comme apocryphes ou hérétiques. […] C’est dans cet esprit que les Veilleurs du livre d’Hénoch sont traduits par « fils de Dieu » dans la Genèse. La nature angélique des Irin Qadishin est niée. L’Église ne veut pas que des anges puissent… s’accoupler aux humains. D’après le père Élias, c’est d’ailleurs pour cela qu’Hénoch aurait été écarté. Il donnait une place prépondérante aux anges et leur prêtait une relation à l’Homme trop fusionnelle, au point de devenir lui-même l’un de ces êtres célestes. Dans le dogme chrétien, l’existence de l’ange n’est pas remise en question sur le plan spirituel, mais lorsqu’il se manifeste sur le plan terrestre, c’est uniquement en tant que messager anonyme ou protecteur invisible. […] Un autre élément a attiré mon attention un peu plus loin. Le prêtre mentionne dix ordres angéliques figurant dans la kabbale juive, chacun d’eux étant associé à l’une des dix sphères de l’Arbre des Sephiroth. Ne me demande pas d’éclaircissement là-dessus… Bref, quand les chrétiens ont repris cette liste pour fonder leur propre hiérarchie céleste, ils ne font apparaître que neuf chœurs : les Séraphins, les Chérubins, les Trônes, les Dominations, les Vertus, les Puissances, les Principautés, les Archanges et les Anges. »

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Le dixième corps angélique, manquant, était celui des Ishim ; les anges les plus proches des affaires humaines. Érin y vit une tentative des pères fondateurs de la chrétienté d’occulter l’importance des anges ; créatures inspirées des mythes sumériens.

Alors que Léo et Érin étaient sur le point de s’embrasser, Gilles Laval apparut à la place du gardien de la paix.

 

 

Le collectionneur sataniste expliqua son irruption soudaine.

 

« Je dirais qu’il s’agit d’un voyage astral par personne interposée. Pour une raison que j’ignore, ma charmante partenaire de mardi et vous avez établi une sorte de connexion psychique pendant que nous pratiquions un rituel tout à fait délicieux. J’ai donc réussi à recréer ce lien entre votre fiancé et moi. »

 

Hors d’elle, Érin lui balança tout ce qu’elle avait sur le cœur à propos de ce phénomène qu’elle avait vécu comme une intrusion dans son intimité. Laval avança la thèse de l’accident et relativisa la gravité de cette expérience.

Il consulta brièvement le manuel du père Élias, le jugea inintéressant, puis rappela à l’inspectrice qu’il lui avait conseillé d’étudier plutôt le livre de l’Apocalypse si elle voulait découvrir le Secret des Anges. Elle lui rapporta qu’une entité invisible l’empêchait de progresser dans ses recherches ; Laval identifia cette présence assise à côté d’elle comme son ange gardien, apparemment coincé dans l’Éther.

 

« Il est possible qu’il se soit retrouvé dans l’incapacité de rompre le lien qui vous unit. Il est peut-être piégé dans une toile spirituelle tissée de façon fortuite pendant votre éveil. Je ne sais pas si vous êtes au courant, Lieutenante, mais votre magie exsude par tous les pores de votre peau. Vous devriez faire attention ; certaines entités adorent se nourrir de magie. »

 

Le sataniste affirma que ce protecteur céleste ne s’acquittait plus de son travail puisqu’il laissait la policière manger des sushis empoisonnés. Laval accusa la serveuse et lui transperça la main avec une baguette. La tueuse chercha à s’échapper. Érin, groggy, lui courut après, mais s’effondra avant de l’avoir interpellée. L’empoisonneuse monta à bord d’un bateau à moteur et prit la fuite sur le lac Tiamat.

Convaincue qu’elle allait périr, Érin observa Laval en train de psalmodier une prière près de l’eau, avant d'y jeter la baguette ensanglantée. Quelques secondes plus tard, des tentacules immenses entraînèrent l’embarcation par le fond.

 

 

Érin reprit connaissance à l’hôpital. Laval avait raison ; son organisme « d’être éveillé » avait combattu la toxine mortelle avec brio. Léo, à son chevet, n’avait aucun souvenir d’avoir été en quelque sort possédé par le sataniste et regrettait que le manuel du père Élias eût disparu pendant la tentative de meurtre.

L’inspectrice quitta l’hôpital avant qu’un autre tueur vînt terminer le travail de l’empoisonneuse. Elle donna des nouvelles à Évangéline qui s’inquiétait outre mesure. Incapable de révéler à son petit ami l’étrange faculté de Laval à se projeter dans son corps quand bon lui semblait, Érin décida de se passer de sa protection pour le reste de la journée.

 

 

Érin n’eut aucun mal à franchir le périmètre de sécurité établi autour de l’église Saint-Leodegard. Les autorités suspectaient Tibor Laska d’avoir caché l’existence d’une quatrième cellule dormante de purgateurs, localisée à Éden. Archibald Jaeger, escorté par tous les ecclésiastiques de la région et ses propres diacres, remonta la nef et prit place dans le chœur.

Pendant qu’il entonnait le Gloria, l’inspectrice fut projetée dans le passé, à travers les yeux de Lily Tran, à l’époque où Jaeger prenait ses fonctions de proviseur, juste après le massacre de la Toussaint. Elle côtoyait les autres adolescents disparus, tous plongés dans l’insouciance.

En quittant le gymnase, après la cérémonie d’intronisation, Lily repéra Marie-Eléonore et Rose de La Marck en pleine dispute près des gradins. Apparemment, celle qui deviendrait plus tard une championne d’escrime ne supportait pas les nouvelles fréquentations de sa cousine. Lily accourut à la rescousse de Marie-El’. Rose et Lily faillirent en venir aux poings, mais le jeune surveillant Swan s’interposa. Tandis qu’elles s’éloignaient, Lily avertit Marie-El’ que le père Élias souhaitait la voir.

Érin fit un saut dans le temps et se retrouva, toujours dans la tête de Lily, ligotée dans le laboratoire clandestin en compagnie de ses cinq camarades. Les hommes de Jaeger s’attelaient à murer cette section de la caverne.

Foudroyée par la rancœur de l’adolescente, l’inspectrice regagna son corps et constata que le fantôme de Lily était en train de détruire le mobilier de l’église à l’aide d’une aura dévastatrice. Archibald Jaeger était cloué au maître-autel. La panique s’emparait des ecclésiastiques et des fidèles. La sorcière, malgré son inexpérience, sentit que le spectre puisait sa force en elle.

Dans le chœur, deux diacres de l’Oculus Dei bodybuildés tentèrent de secourir le prélat ; leurs yeux ophidiens témoignaient de leur nature démoniaque. Seulement, la tempête magique de Lily les surpassait.

Érin faiblit. Elle comprit que le fantôme ne se contentait pas de prélever son pouvoir ; Lily se servait allègrement en énergie vitale, comme elle l’avait fait avec ses camarades dans le laboratoire, en attendant désespérément que quelqu’un vînt la libérer.

Un diacre démoniaque remonta la nef, armé d’une épée et d’un bouclier, ce qui contraignit Lily à se concentrer sur deux directions et à puiser davantage de magie à la source. Convaincue qu’elle allait mourir, Érin se raccrocha à ce qu’elle croyait être la croix qu’elle portait en pendentif ; il s’agissait en réalité d’un collier de l’ordre de Nyx. La sorcière arracha ce dernier, privant Lily de ses pouvoirs et permettant au diacre de la transpercer de sa lame sacrée.

 

 

Lorsqu’Érin reprit connaissance, elle était menottée à une chaise face au chœur. Elle fut tout d'abord menacée par l’archidiacre Salomon, l'homme possédé qui avait terrassé le spectre. À sa grande surprise, elle fut cependant agréablement saluée par Archibald Jaeger. Celui-ci contrôlait ses diacres démoniaques à l’aide du sceau de Salomon apposé sur leur front et gravé sur sa propre chevalière. Le cardinal fit libérer l'Irlandaise en gage de bonne foi.

Il lui raconta que trente ans plus tôt, il avait procédé à l’exécution des six adolescents sous l’influence du démon Furcas. À l’époque, la Couronne de l’Enfer voulait arracher à l’ordre de Nyx – et à son mystérieux chef, Syrdon – la gestion du gisement de tenebrae. Lucinda Nox fut la seule qui échappa aux griffes de Furcas et de ses sbires. Heureusement, l’évêché s’était rendu compte que quelque chose clochait chez le nouveau proviseur ; Jaeger avait été exorcisé.

Quand, des années plus tard, ce dernier avait recouvré la mémoire sur ses agissements abominables, il les avait gardés secrets par crainte de jeter l’opprobre sur l’Église.

Jaeger lui confia qu’il s’apprêtait à annoncer à ses fidèles la construction d’une cathédrale dans la Cité de Lumière. L’Oculus Dei pensait que la guerre ultime contre le Mal était sur le point de débuter, et qu’elle se déroulerait à Éden. Cependant, contrairement à ce qu’affirmaient les Saintes Écritures, Jaeger n’avait aucune certitude sur son dénouement favorable au Créateur.

 

« Il y a quelques années, les discours de certaines personnes sujettes à la possession ont commencé à sortir du lot. En approfondissant les interrogatoires et en recoupant les informations en provenance des cinq continents, nous avons découvert l’existence d’anges déchus qui regrettent d’avoir suivi Lucifer dans sa rébellion. Cette faction de démons cherche désormais à obtenir le pardon du Seigneur. Nous les appelons « les repentis ». »

 

L’Oculus Dei, grâce à l’expertise de Sandra Ophaniel, transférait ces déchus dans des hôtes consentants, des ecclésiastiques volontaires, spécialement entraînés, ceci afin de libérer leurs hôtes d’origine et former une garde d’élite nécessaire à la guerre. Les prêtres s’apprêtaient d’ailleurs à délivrer un jeune étudiant en Histoire – possédé suite à l’invocation d’Astaroth et ses légions à Reims – de l’influence du démon repenti Volmonath.

Le cardinal suggéra à Érin de prendre part à cette bataille aux côtés de l’Œil, ce qui ravirait ses parents malgré tout le mal qu’ils pensaient d’Éden. Il pria l’inspectrice de veiller à ce que Sandra Ophaniel ne fût plus inquiétée par le BEC, son rôle étant indispensable dans le processus de recrutement démoniaque de l’Oculus Dei. Érin accepta de réfléchir à la proposition, mais se permit de partager ses doutes sur l’intégrité de la psychiatre et conseilla à Jaeger d’interroger Thomas Bergier à ce sujet.

Une fois dans sa voiture, Érin se demanda comment un pendentif de l’ordre de Nyx s’était retrouvé autour de son cou. Elle vérifia dans ses affaires si celui prélevé sur le corps de Lily s’y trouvait encore. C’était bien le cas.

 

 

Au sommet de l’hôtel Élysion, Roman Marciniak observait la ville dont il se croyait le maître, tant il avait corrompu de dignitaires, de fonctionnaires et de magistrats. Il venait de passer une soirée agréable en compagnie de deux prostituées fournies par Mme Péng.

La vieille maquerelle rendit visite au chef du Syndicat afin de l’informer que les Shidian Yanwang s’inquiétaient des derniers évènements et de la disparition de Furcas. Marciniak pria Péng de rassurer Wang Zihao, ce qu’elle consentirait à faire en échange d’un service : que le parrain se chargeât de régler le sort d’une ancienne employée qui posait des questions sur un certain Lee Wudang. Une fois que Marciniak eut accepté, elle ajouta que la cible était la protégée de Peter Bull, l’agent du BEC qui avait juré de faire tomber le Syndicat.

Furieux de ne pas avoir su ce détail plus tôt, Marciniak s’ouvrit la main en frappant dans un miroir. Il appela un de ses gardes du corps, lequel était possédé par Nebiros. Le parrain lui reprocha d’avoir échoué à tuer Peter Bull, mais le démon s’engagea à réitérer sa tentative. Marciniak estima cependant qu’une nouvelle attaque contre l’inspecteur serait malvenue alors que les projecteurs étaient braqués sur le Syndicat après l’attentat qui avait coûté la vie à Fabrice Caserio.

Nebiros insista et prouva sa puissance en guérissant la main de son maître.

 

« On emmerde Furcas ! s’exclama le déchu. On emmerde le roi de l’Enfer et toute sa triade ! Si tu suis mes conseils, Roman, nous serons bientôt débarrassés de tous ces enfoirés qui te prennent de haut. »

 

Mais Marciniak ne se laissa pas dominer par le démon. Il préférait faire les choses à sa manière et envoyer Nebiros à Lyon.

Je suis un paragraphe. Cliquez ici pour aj

FLASH-BACK : Londres, 5 ans plus tôt.

 

James Greenwood, avocat d’affaires, avait été retrouvé mort dans le parc d’Iverna Court. McKenzie, son coéquipier de l’époque, Fergusson, et le chief inspector Hastings menaient l’enquête.

Tout laissait penser à un crime d’opportunité. Néanmoins, Ferguson accusa la veuve, victime de violence conjugale. Érin était intervenue plusieurs fois au domicile des Greenwood, en vain, l’épouse n’ayant jamais souhaité porter plainte. La policière, qui rêvait depuis longtemps de refaire le portrait de James Greenwood, plaida en faveur de sa femme.

Malgré la relation privilégiée qu’Érin entretenait avec Hastings, un homme marié, le chief inspector se rangea à l’avis de Ferguson et décida de considérer la veuve comme une suspecte.

 

« Amère, l’inspectrice pivota vers l’église arménienne bâtie de l’autre côté de la route. Entre les colonnes du clocher, elle crut distinguer une silhouette auréolée de lumière, celle du soleil, à n’en point douter. […] Érin avait quitté des yeux l’édifice d’une blancheur nivéenne moins de deux secondes. Lorsqu’elle le scruta à nouveau, la pierre semblait avoir perdu de son éclat et l’observateur avait disparu de son perchoir. Le soleil, également. En vérité, à cette heure matinale, l’astre du jour ne pouvait se situer dans l’alignement des arcades. »

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Samedi 25 octobre

 

Le lendemain matin, Bull écouta sans s’énerver le récit de sa coéquipière concernant le fantôme de Lily et sa rencontre avec le prélat de l'Oculus Dei. Le projet de Jaeger et Ophaniel visant à fournir une armée de démons repentis au camp de Dieu dans la guerre qui se préparait leur paraissait dément, et dangereux.

De plus en plus mal, l’inspecteur ne tenait plus debout que grâce aux médicaments et au Factor X². En lui apportant ses cachets, Érin trouva la carte de visite du Dr Ronald Wellington dans sa poche. Prêt à entamer une procédure d’euthanasie s’il survivait à l’opération Élysion et conscient qu’une évaluation psychologique serait nécessaire, le Pitbull avait déniché ses coordonnées sur le bureau de Fouché. L’Irlandaise le supplia de consulter un autre thérapeute.

 

« — Je ne savais pas que vous le connaissiez, et encore moins que vous aviez un passif avec lui, déclara l’inspecteur.

— C’est une longue histoire qui commence par une ado un peu rebelle sur les bords, une mère tyrannique et un psy imbu de lui-même. Je ne souhaite pas rentrer dans les détails. »

 

Érin prit une douche, puis retrouva Bull en pleine conversation avec Évangéline. Celle-ci ne pouvait s'empêcher de le taquiner au sujet de ses futures obsèques – l’informagicienne avait piraté le dossier médical de l’ex-Marine.

Une fois les deux femmes parties, le quinquagénaire laissa un message sur le répondeur de sa fille, Lauren, pour lui proposer de venir passer quelques jours à Éden, histoire de recoller les morceaux.

 

 

Érin et Ève prirent du bon temps en ville, tout en préparant l’opération qui aurait lieu le soir même. L’objectif était de transformer l’inspectrice en femme d’affaires élégante et déterminée. La hackeuse avait choisi pour résidence un appartement-témoin ultramoderne dont elle avait piraté la serrure électronique. Elle confia à Érin des lunettes munies d’une caméra-espionne et d’un système de transmission. Par superstition, l’Irlandaise emporta également l’écu de Finbar O’Malley.

À bord de l’unité mobile de surveillance, emprunté par Bull à la brigade des stups et personnalisé par Ève, cette dernière proposa à Érin de renoncer à cette mission-suicide et s’enfuir toutes les deux.

 

« — Je dis juste que ce métier n’a jamais été ta vocation. Ça explique pourquoi tu t’acoquines aussi facilement avec une cybercriminelle, pourquoi tu te fiches des règles et pourquoi tu vis toujours à l’hôtel au lieu de te prendre un appart’.

— Ça n’a absolument rien à voir avec…se défendit l’inspectrice.

— Tu ne te projettes pas dans ce job ! Après, je te comprends ; tu dois bosser avec une bombonne de bourbon ambulante ! Je te rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, Bull rêvait de te renvoyer chez les rosbifs à coups de pompe dans le derrière ! »

 

 

Érin s’infiltra à l’hôtel Élysion sous la fausse identité de Natacha Korolenko, femme d’affaires russe, joueuse invétérée, récemment nommée à la tête de Nordastal Airlines.  À bord de l’unité mobile, Ève gérait les transmissions audiovisuelles, non sans gratifier ses complices de son humour pinçant. Bull surveillait l’entrée principale de l’immeuble, tandis que Léo, posté non loin de la porte de service, observait le défilée des caïds de la Cité de Lumière.

L’inspectrice demeura un moment dans la suite qu’Évangéline lui avait réservée, dans l’espoir que le personnel de l’hôtel lui proposât de découvrir le casino clandestin de l’établissement. Les yeux rivés sur un Éden nocturne, la sorcière sentit la noirceur qui embrumait ses rues et étouffait les lumières artificielles omniprésentes.

 

« Érin pensa à Léo, quarante-deux étages plus bas, en planque dans sa voiture, cerné par cette nébulosité qu’il ne pouvait percevoir. Elle aurait dû se montrer honnête, lui avouer qu’elle aussi avait « songé » à un autre homme alors qu’ils faisaient l’amour mardi soir. Elle aurait dû lui confier que son expérience s’était avérée bien moins plaisante que la sienne, qu’elle se sentait souillée, trahie, impuissante… Victime, également.

Cela, jamais elle ne le reconnaîtrait devant son petit ami. Devant quiconque. Elle avait toujours répondu aux outrages par la force de ses poings, de la cour de récréation à l’école de police, dans les pubs et les manifs. Mais le jour où elle s’était retrouvée tétanisée, incapable de riposter, alors qu’il eût été normal de dénoncer l’agression dont elle venait d’être victime, elle s’était tue. Elle aurait préféré se foutre en l’air plutôt que de passer pour une martyre. Elle s’était ensuite blindée du plus solide des aciers, celui qui rend le cœur froid et la raison tranchante. C’était sans doute à cause de ce bunker émotionnel qu’elle n’avait jamais vraiment aimé personne, que son histoire avec Léo ne mènerait nulle part. Au fond d’elle, Érin le savait ; sa culpabilité était d’autant plus difficile à porter. »

 

Érin redoutait les manifestations impromptues de son ange gardien, comme celle du commissariat alors qu'elle consultait le livre d'Hénoch. Il risquait de faire foirer toute l’opération. Elle craignait également qu’à l’instar de Laval, un gangster doté de capacités extraordinaires décelât à ses côtés l’entité céleste piégée dans l’Éther.

 

« Pourquoi est-ce si important pour toi de me cacher le Secret des Anges ? demanda l’inspectrice, certaine que son guide entendait ses pensées à l’instar des prières silencieuses qu’elle récitait depuis sa plus tendre enfance. »

 

Lasse d’attendre une invitation qui n'arriverait peut-être jamais, l’inspectrice demanda à la réception qu’on fît venir une limousine pour la conduire au Joker d’Or. Cette requête attira l’attention de la direction. Conviée par le directeur de l’hôtel en personne, Érin pénétra dans le casino somptueux que le Syndicat administrait au sous-sol. Elle s’installa à une table de black-jack, non loin du salon privé de Roman Marciniak.

Érin fut abordée par Malek Ibn Jafar, le diplomate de la Ligue des États Arabes dont elle avait fait la connaissance au musée des civilisations alors qu’elle conversait avec Tarask. L’espion ne parut pas la reconnaître. Il fut rapidement accosté par des hommes de main du Syndicat. Ceux-ci le prièrent de quitter l’établissement à la demande de leur patron. Malek déclara vouloir s’entretenir avec ce dernier de toute urgence, mais il fut éconduit.

Alors que l’inspectrice espérait attirer l’attention d’un ponte de la mafia, elle fut rejointe à la table de jeu par le parrain en personne. Les données confidentielles qu’Évangéline avait fait circuler sur le dark web au sujet de Natacha Korolenko avaient suscité son intérêt. Marciniak était fier d’annoncer à une directrice de compagnie aérienne qu’il était parvenu à convaincre le maire Delacroix d’autoriser la construction d’un second aéroport à Éden malgré son refus initial. Bull y vit un lien avec le bain de sang de l’hôtel de ville, car Nebiros avait prétendu que l’attaque avait pour objectif de transmettre un message à l’élu. Delacroix avait donc plié aux exigences du Syndicat par crainte que de nouveaux attentats ne survinssent.

Le parrain proposa à Érin de lui vendre le genre d’articles dont elle avait besoin dans son second business : la prostitution. Ravie de faire affaire avec lui, l’agente infiltrée n’hésita pas à répondre favorablement aux avances de Marciniak, à condition de pouvoir admirer la marchandise. Seulement, l’arrivée de trois yakuzas dans le casino détourna l’attention du parrain quand leur chef, un Japonais débraillé, brisa le poignet d’un mafieux qui cherchait à le stopper.

Le yakuza nommé Musashi, escorté par un rikishi colossal et une femme coiffée telle une geisha, demanda à s’entretenir en privé avec Roman Marciniak, en précisant qu’ils venaient de la part de M. Wang. Le parrain n’eut d’autre choix que d’accepter ce rendez-vous inopiné, s’excusa auprès d’Érin et lui promit de la rejoindre au plus vite. Tandis que Musashi, Marciniak, son bras droit, Marian Tobolski, et une cohorte d’hommes de main empruntaient une porte réservée au personnel, le rikishi et la geisha restèrent dans la salle de jeu.

Dépitée par ce contretemps, l’inspectrice remarqua qu’une des escort-girls de l’espace VIP la dévisageait. Il s’agissait de Lindsay, la colocataire de Luisa et Naoko, qui avait visiblement trouvé un moyen controversé de financer ses études. Alors que la jeune prostituée s’apprêtait à dénoncer la policière infiltrée, elle fut stoppée dans sa course par une serveuse qui l’embrassa sur les lèvres. Scarlett, envoyée en soutien par Ève sans prévenir personne, lui fit perdre connaissance.

Consciente que Lindsay finirait par se réveiller et donner l’alerte, Érin passa à l’action. La hackeuse coupa le courant, permettant à l’inspectrice de franchir la porte que le parrain et son visiteur avaient empruntée.

 

 

Érin se retrouva dans une cave à vin, privée de liaison avec ses complices.

 

« L’enquêtrice remarqua que l’un des foudres sortait du lot ; devant celui-ci, le sol était vierge de toute tache de vin. Elle s’en approcha, examina le fond sculpté avec le même niveau de détail que le portail d’une cathédrale.

L’artiste avait représenté des scènes infernales abominables : des corps étaient empalés sur un arbre aux branches aussi tranchantes que des épées, dévorés par des monstres crocodilesques, consumés par des brasiers. Ceux qui échappaient à ce destin se voyaient enchaînés, torturés, réduits à l’état d’animaux par des êtres difformes bannis du Paradis.

Cette horreur thématique embellissait tous les fûts, mais seul celui qui intéressait Érin arborait un trône d’ossements au sommet de l’Enfer. Sa propriétaire, ténébreuse entité enveloppée dans un manteau à capuchon et ceinte d’une couronne macabre, lui rappelait étrangement ce qu’elle avait cru apercevoir dans la vision dendromantique une semaine plus tôt. Hadès… murmura-t-elle dans les tréfonds de son esprit. »

 

L’inspectrice découvrit un passage dissimulé à l’intérieur de l’immense fût et déboula dans le complexe secret du Syndicat. Elle se réfugia dans un bureau cosy et brancha une clé USB à l’ordinateur qui s’y trouvait, ouvrant un accès à Évangéline. À travers une boîte de dialogue, la hackeuse informa Érin que ses lunettes enregistraient et émettaient toujours, mais qu’elles ne recevaient plus le signal audio.

L’enquêtrice se cacha sous le bureau juste à temps pour éviter d’être repérée par Vivien Domergue, le comptable du Syndicat. Il procéda à un transfert d’argent entre une mallette et deux coffres-forts ; le second, dissimulé dans la bibliothèque, s’ouvrait à l’aide d’une chevalière en sa possession. Érin neutralisa le comptable, puis récupéra un carnet contenant des notes codées. Parmi le butin du parrain se trouvait un bijou en forme de Yin, l’équivalent du Yang qu’Alrik avait remis à Lee Wudang en échange du flacon de Sargatanas. Consciente de l’intérêt mystique de cette pièce à conviction, elle l’emporta, ainsi que la bague de Domergue, non sans avoir retiré ses lunettes enregistreuses au préalable.

 

 

Dans une chambre médicalisée, Érin découvrit ensuite le Latino au costume rouge qui avait assassiné Edouard Favener, sanglé au lit, branché à des machines. Seul le démon qui le possédait maintenait en vie cette enveloppe charnelle. Afin de préserver Bull, Ève et Léo des secrets de l’Ombremonde, Érin ôta et occulta ses lunettes d’espionnage.

Le patient démoniaque provoqua l’inspectrice.

 

« Que comptes-tu faire ? M’enfermer ? Je pisse sur vos lois et chie sur vos juges ! Aucune sanction ne pourra surpasser le poids de ma déchéance… J’ai été banni des Cieux et précipité dans l’Abîme… On m’a privé de la quintessence divine et contraint à vivre éternellement dans les ténèbres… avec pour seule source de lumière, les flammes affligeantes, étouffantes, du brasier qui souffle sur l’Enfer… Si par le plus grand des miracles, tu parvenais à me traduire devant tes tribunaux de pacotille, sache que vos prisons ressembleront à un centre de vacances à côté de ce que j’ai traversé. »

 

Le démon narra ses déboires : il se trouvait dans cet état parce que Sandra Ophaniel l’avait trahi. Marciniak le maintenait à peine en vie dans le but de l’empêcher de rapporter ses méfaits à Zihaowang. Le déchu refusa d’en dire plus, à moins que la policière s’engageât à tuer l’hôte dans lequel il était enfermé, afin que son essence démoniaque pût s’enfuir ; ce qui était hors de question pour l'Irlandaise.

Puisque son ren – Furcas – était indiqué sur son dossier médical, Érin essaya de le contraindre à parler, en vain.

 

« Même le roi Salomon avait eu besoin d’un sceau pour contrôler les déchus dont il avait découvert les noms cachés. Le ren était la clé d’une serrure qu’elle ne possédait pas. »

 

Le démon se rit d’elle.

 

« — Regarde-toi, continua Furcas. Tes luttes intérieures se remarquent comme le nez au milieu de la figure… La lumière t’attire, mais le mythe d’Icare est profondément ancré en toi… Tu as peur de te brûler les ailes, alors tu préfères ramper à l’instar du serpent… Tu es faible, soumise à la malédiction de ton espèce… Son emprise étrangle tes rêves de liberté.

— L’emprise de qui ?

— De ton ange gardien, sorcière… Ne le sens-tu pas à tes côtés ? Il s’agite. Te voir frôler la vérité le terrifie… De ses doigts mesquins, il distille le doute dans ta tête… modèle tes pensées… alimente tes suspicions…

Érin en avait presque oublié son stalker éthéré. Tout comme Laval, Furcas possédait la capacité de discerner sa présence et sa nature. Le sataniste ne s’était pas joué d’elle ; la chose qui l’avait empêchée de lire le deuxième livre d’Hénoch était bien son protecteur angélique, et visiblement, il continuait de la tenir loin des vérités qu’elle cherchait. Enfin, si le démon disait vrai… (…)

— L’Éternel a chargé ses anges de maintenir l’Homme dans l’ignorance… Et ils accomplissent leur mission avec ferveur… Quand la nature se déchaîne, vous criez « perturbation climatique ». Des images d’un phénomène inexplicable se retrouvent sur Internet ? Elles sont forcément truquées… Des temples brûlent aux quatre coins du globe, et vous pointez du doigt le terrorisme fanatique… Ces suces-boules célestes ont même réussi à vous faire banaliser le miracle de la vie… Cette manie de tout rationaliser n’est pas innée… L’Homme originel a été engendré dans le mystère… Son esprit est ouvert à d’infinies possibilités… Sa faculté de création est liée à son imagination, laquelle transcende les frontières de l’entendement…

— Et pourtant, tes congénères et toi nous méprisez.

— Parce que vous vous complaisez dans la normalité ! s’exclama Furcas avant de s’étouffer dans ses crachats. Vous êtes des pantins satisfaits de votre condition… Si vous preniez enfin conscience de votre potentiel… Si vous vous libériez de vos chaînes… Ce serait… beau.

Prononcer ce dernier mot lui provoqua un haut-le-cœur, mais vu son état, la piste d’un reflux gastrique n’était pas à exclure.

— Pourquoi les anges nous cachent-ils la vérité ? l’interrogea l’enquêtrice.

— Je vais te confier un secret… Celui que vous avez baptisé « Dieu » tient à vous garder sous sa coupe… Il craint de voir ressurgir les cultes d’antan, ceux que ses serviteurs ont eu tant de mal à écraser. C’est un être rancunier. Il n’a toujours pas digéré votre désobéissance dans le jardin d’Éden… et la facilité avec laquelle vous vous êtes laissé séduire par les Irin Qadishin… Mais ce n’est rien comparé à votre trahison…

— Quelle trahison ?

— « Un autre signe apparut dans le ciel… un grand dragon, rouge feu, avec sept têtes et dix cornes… et, sur chacune des sept têtes, un diadème… Sa queue, entraînant le tiers des étoiles du ciel, les précipita sur la terre. »

 

Furcas s’engagea à révéler le Secret des Anges à Érin, si elle jurait d’éliminer son hôte une fois la vérité dévoilée.

 

 

Depuis l’unité mobile, la hackeuse mena des recherches sur le type allongé dans le lit médicalisé que la caméra avait filmé, juste avant qu’elle ne perdît le contact avec les lunettes d’espionnage. L’homme avait fait l’objet d’un appel à témoin. Admis aux urgences de Reims la nuit du 14 octobre, l’inconnu avait finalement été identifié et rapatrié par ses cousins – probablement des syndiqués – à Éden, dans une clinique qui n’existait plus.

La liaison vidéo avec Érin se rétablit d’elle-même.

 

 

L’agente infiltrée visita l’infirmerie du complexe et contempla l’étendue des horreurs perpétrées par le Syndicat sur les femmes qu’il kidnappait : prostitution, pornographie, gestation pour autrui, trafic d’organes…

Dans la section qui servait de prison, elle repéra Roman Marciniak, Marian Tobolski, Radik Volny et leurs hommes de main en pleine conversation avec Musashi. Ils alignèrent toutes les filles d’origines asiatiques devant le yakuza, lequel retrouva celle qu’il était venu chercher. Sans le savoir, le Syndicat avait enlevé une princesse impériale japonaise étudiant à Éden sous une fausse identité : Naoko.

Musashi exigea sa libération, mais Marciniak escomptait bien toucher le pactole en lui vendant la demoiselle. Une explosion retentit à la surface. Alors que les syndiqués braquaient leurs armes sur le yakuza, ce dernier se dédouana de toute responsabilité et pointa du doigt l’espionne qui les observait par l’entrebâillement de la porte.

Érin sortit de sa cachette et reprit son rôle de Natacha Korolenko, peu encline à passer derrière d’autres acquéreurs quand il s’agissait de trafic d’êtres humains. Voyant que Musashi n’était pas disposé à payer le parrain, elle prétexta vouloir acheter la liberté de la Japonaise afin de la rendre à sa famille en guise de cadeau. Marciniak décida de faire monter les enchères et d’exécuter d’une balle dans la tête celui ou celle qui ne serait pas en mesure d’offrir le meilleur prix.

Le yakuza donna une grue en origami à la princesse et déclencha les hostilités en coupant la lumière. Au cours de la fusillade, Érin se dévoila en tant que policière et défendit Naoko du mieux qu’elle put. Musashi, armé d’un sabre sorti de nulle part, élimina la plupart des syndiqués, dont Marian Tobolski, le bras droit du parrain. Ce dernier et Radik Volny prirent la fuite.

Pour avoir aidé la princesse, le yakuza épargna l’inspectrice avant de disparaître avec sa protégée.

Peter Bull et Léo Drouet déboulèrent au milieu du charnier, soulagés de trouver Érin en vie. Les deux policiers avaient forcé la porte de service à l’aide de C4 et pénétré dans la base en profitant du chaos que l’explosion avait engendré.

Les deux agents du BEC s’équipèrent avec les armes automatiques des syndiqués morts. L’inspecteur offrit ensuite à sa partenaire un combiné oreillette/micro semblable à celui qu’il portait afin de rétablir la liaison avec Ève. Pendant qu’ils prenaient le parrain en chasse, Léo fut cantonné à la protection des prisonnières, dont certaines avaient été blessées durant la fusillade.

Afin de tenir le choc, Bull avait absorbé une importante quantité de bourbon, de Factor X² et de ténébrine.

 

« Mais qu’il est con ! se retint de hurler la policière. Contrairement au quinquagénaire, elle avait compris qu’un surdosage de ténébrine ne transformait pas seulement son consommateur en tueur psychopathe frénétique ; cela faisait de lui un hôte idéal pour les démons en recherche d’enveloppe charnelle. Combien d’entités maléfiques hantaient le monde invisible en raison d’exorcismes bâclés ? Des dizaines ? Des centaines ?

Avec un stock conséquent de Lymphe Noire, une organisation pourrait créer un contingent de possédés en quelques jours. Cette théorie faisait écho au processus insensé appliqué par le cardinal Jaeger afin de recruter des déchus repentis au sein de l’Oculus Dei. Voilà pourquoi les Shidian Yanwang rapatrient toute la ténébrine disponible vers la Chine ! réalisa l’inspectrice. Wang Zihao lève une armée. Une armée de démons ! » 

 

Dans une pièce du complexe souterrain, Bull et Érin découvrirent un four crématoire qui avait vraisemblablement servi à faire disparaître bon nombre de cadavres, y compris celui de Luisa, dérobé à la morgue. Dans un sac mortuaire se trouvait le corps d’une politicienne s’étant fermement opposé à la construction d’un second aéroport édenien.

Les inspecteurs parcoururent la base jusqu’à atteindre une sortie donnant sur le sous-sol du Paradis Perdu, la boîte de nuit de Roman Marciniak. Ils affrontèrent quelques agents de sécurité et se retrouvèrent sous le feu ennemi dès qu’ils tentèrent de quitter le bâtiment. Évangéline, au volant du fourgon, écrasa les deux syndiqués qui leur barraient la route.

Soulagée de revoir Érin en vie, la hackeuse l’embrassa, au grand désarroi de l’enquêtrice.

Marciniak et Volny prirent la fuite à bord d’une voiture blindée. La partie semblait perdue pour les policiers, mais un tir de sniper inespéré mit fin à la course du véhicule.

 

 

Bull rattrapa Marciniak sur le pont qui surplombait l’Ambar. Le parrain, se croyant intouchable, souligna la futilité de cette opération. L’inspecteur lui annonça qu’il ne comptait pas l’arrêter, mais l’exécuter. Cela ne parut pas terrifier le mafieux.

 

« Qui mieux qu’un monstre pourrait vous décrire le sort qui vous attend en Enfer ? Vous pensez éviter la taule, je le conçois, mais vous n’échapperez pas au jugement ultime. Le châtiment divin est inéluctable, c’est pourquoi j’entretiens des relations particulières avec des êtres dont vous ne soupçonnez pas l’existence ; des entités qui glisseront un mot en ma faveur à la Couronne de l’Enfer. Tuez-moi et je serais accueilli dans le royaume d’Hadès comme un invité de marque. Peut-être serai-je même chargé de votre tourment quand votre heure sera venue… »

 

Bull lui reprocha la mort de Luisa Herrera, mais Marciniak ne s’estimait pas responsable des agissements de Furcas. Rongé par la colère, l’ancien Marine s’approchait dangereusement du point de non-retour ; le baron du crime redoubla d’efforts pour convaincre son ennemi de l'épargner, pour lui faire comprendre qu’il incarnait un mal nécessaire à Éden.

À la dernière seconde, Bull renonça à éliminer cette ordure. Il s’apprêtait à lui passer les menottes quand Marciniak dégaina une arme et tira sur le policier, lequel se cogna la tête en tombant. À demi inconscient, il entendit le parrain menacer d’embrigader Lauren dans son réseau de prostitution.

Ce fut à cet instant que Luisa Herrera s’interposa, attrapa le mafieux par le revers de sa veste, déploya des ailes immaculées et l’emporta dans les cieux. En touchant le sol quelques secondes plus tard, Roman Marciniak se brisa tous les os du corps.

 

 

Érin se lança à la poursuite de Radik Volny sur le chemin qui longeait le fleuve. Hélas, ce dernier l’attaqua par surprise et débuta une séance de torture ignoble à l’aide de sa matraque électrique.

L’inspectrice se réfugia dans sa forteresse mentale, à l’abri de la souffrance et des sévices. Elle se remémora la fin de sa conversation avec Furcas, dans la chambre médicalisée de la base.

Le fameux Secret reposait dans une phrase de l’Apocalypse de saint Jean – « Sa queue, entraînant le tiers des étoiles du ciel, les précipita sur la terre. » – laissant supposer que deux tiers des anges étaient restés fidèles à Dieu. Or, ce n’était pas le cas. Il existait une troisième faction qui avait choisi le camp de la neutralité, bouleversant toutes les prédictions du Créateur.

 

« El Elyon avait anticipé la révolte de Lucifer. Il savait lesquels de ses enfants seraient susceptibles de le rejoindre dans sa rébellion. Mais la trahison des velléitaires, ça, il ne l’avait pas vu venir ! Après avoir remporté la guerre de justesse et précipité les insurgés dans l’Abîme, il s’est occupé de ceux qui se prévalaient de la neutralité. Parce qu’ils avaient refusé de faire usage de leur libre arbitre pour choisir un camp, ils seraient condamnés à vivre dans une enveloppe de chair et de sang, privés de la faculté d’agir, assujetti à l’observation pure et stricte d’une existence sans saveur. Le Secret des Anges n’a jamais concerné les messagers célestes restés fidèles à Dieu. Quelle bande de suce-boules, ceux-là… Il porte sur l’entité spirituelle qui sommeille en chacun de vous, crétins de mortels !

— Les Ishim, comprit Érin en repensant à l’arbre des sephiroth dessiné dans le manuel de théologie du père Élias. Le dixième chœur angélique.

— Oui… Au plus profond de votre âme se cache une part du divin, une essence imprévisible que même le grand Manitou n’a pas réussi à devancer. Votre… ange intérieur transcende les concepts de Bien et de Mal. En refusant de choisir entre Dieu et le Diable, les indécis ont engendré une infinité de nuances dans les possibilités de l’univers, et pour cela, le Créateur les a punis. »

 

Furcas lui avait ensuite affirmé que l’ange gardien attribué à chaque humain était en réalité un gardien de prison, chargé de maintenir son protégé dans l’ignorance de sa nature divine.

Malgré l’accord qu’elle avait passé avec Furcas, Érin n’avait pas achevé son hôte afin qu’il s’échappât. Elle ne voulait pas être responsable de la possession d’une nouvelle victime. Puisque l’enveloppe charnelle du déchu finirait par mourir, la sorcière considérait qu’elle s’était rendue coupable d’un homicide par négligence en l’abandonnant à son sort, respectant ainsi le pacte qu’ils avaient conclu.

Érin se plongea dans ses souvenirs les plus controversés. Lorsqu’elle était enfant, pour se venger du meurtre de la corneille mantelée par Dylan Flaherty, elle avait incendié la cabane de chasse de son père. Durant l’adolescence, ce n’était pas son petit ami qui avait roué de coups le vigile du laboratoire pharmaceutique dans lequel ils s’étaient introduits ; c’était elle. Alors que Trevor Keely était en train de l’étrangler dans la salle d’attente du Dr Wellington, Érin avait sorti un couteau et l’avait poignardé à plusieurs reprises, même après qu’il l'eut lâchée. À Londres, des années plus tard, l’inspectrice avait demandé à Brennan O’Toole, un mafieux irlandais qui lui devait un service, d’éliminer James Greenwood avant que ce dernier ne tuât sa femme.

La policière se retrouva face à son double maléfique à la crinière rouge. L’entité enfermée au fond de son âme, cet Ishim au regard cruel, l’implora de l’accepter comme une part d’elle si elle voulait survivre à sa confrontation avec Radik Volny.

Érin sortit de sa torpeur et retourna la matraque du proxénète contre lui, lui crevant l’œil au passage. Les blessures de la sorcière se régénérèrent, ses cheveux virèrent à l’écarlate et ses iris s’illuminèrent d’une soif de vengeance smaragdine. Son Éveil accompli, l’ange gardien qui veillait sur elle disparut et la corneille, scellée en son cœur, fut libérée ; l’oiseau ne l’avait pas abandonnée.

 

« Sa tenue, somptueuse en début de soirée, était réduite à l’état de haillon. Minuit était passé. Cendrillon était redevenue souillon. Mais aucune princesse Disney n’avait jamais affiché une telle prestance. Érin ricana, à moins que ce ne fût la corneille. En toute honnêteté, elle ressemblait plus à une méchante sorcière qui avait grand besoin de renouveler sa garde-robe. « Un spectre fait de grâce et de splendeur », cita la voix de Sandra Ophaniel dans sa tête. « Noire et pourtant lumineuse. » »

 

Radik revint à la charge. Érin arrêta par magie les coups qu’il tentait de lui porter. Elle lui brisa les os d’une simple pensée, lui plongea la tête dans l’eau et l’amena aux frontières de la noyade. Radik – dont l’aura évoquait les contours d’un vautour – marchanda sa vie.

 

« Érin sourit. Cette raclure voulait pactiser avec elle, comme le démon qu’elle avait découvert dans la chambre médicalisée de la base. Les menaces de Furcas lui revinrent en mémoire : « Je pourrais t’arracher des lambeaux de peau avec les dents, t’éplucher comme une pomme juteuse. » Ce vautour anthropomorphe qui déshonorait Nekhbet par sa seule existence méritait bien de subir un tel sort. La différence, c’était que l’Irlandaise n’avait besoin ni d’incisives ni de lame pour peler la chair de sa proie.

— Voici le marché que je peux te proposer, prononça Érin d’une voix suave. Si tu ne meurs pas trop vite, je m’efforcerai de t’inhumer dignement. J’ai toujours eu à cœur de rendre les bêtes à la terre qui les a vues naître. »

 

 

Dimanche 26 octobre

 

Sans vraiment savoir comment, Érin se retrouva au Noctis, au milieu d’une foule de métalleux déchaînés. Choquée par l’animation terrifiante du jubé qui séparait la nef du chœur, elle bascula dans un bassin et faillit se noyer, mais Gilles Laval vint à sa rescousse.

Il l’emmena dans la crypte de l’église ; le lieu où s'était déroulé le rituel hiérogame auquel l’inspectrice avait participé sans son consentement. Laval guida Érin afin qu’elle refermât les chakras qu’elle avait ouverts au cours de son Kenshō.

Après qu’elle eut retrouvé ses esprits, la sorcière reprocha de nouveau à son hôte la manière dont il l'avait amenée dans cette pièce la première fois. Il se défendit en réaffirmant qu’il s’agissait d’un accident et qu’elle n’avait pas l’air de détester ce moment dans le feu de l’action.

Érin rapporta qu’elle avait aperçu le reflet de Lucinda Nox au lieu du sien pendant l’orgie. Le sataniste, incapable de reconnaître le caractère immoral de ce rituel, avoua qu’il s’accouplait avec sa sœur, ou plutôt, sa demi-sœur « spirituelle » ; le déchu qui avait possédé le père de Laval était le même qui avait possédé le géniteur de Nox. Des siècles séparaient leurs naissances. La sorcière comprit qu’ils étaient tous deux des Néphilims. Elle se tenait en présence du véritable Gilles de Montmorency-Laval, baron de Rais, maréchal de France, compagnon d’armes de Jeanne d’Arc et meurtrier pédophile exécuté pour ses crimes.

 

« — Comment elle était, Jeanne d’Arc ? finit-elle par demander, incommodée par le calme sépulcral.

— Complètement allumée, mais il fallait bien ça pour bouter les Rosbifs hors du royaume.

— Pourquoi avoir combattu à ses côtés alors qu’elle était guidée par la voix de Dieu ? Ses intérêts ne devaient pas converger avec ceux d’un demi-démon.

— Je l’aimais. »

 

Érin leva le sortilège qui rendait invisible le sceau d’Astaroth au centre duquel Laval et elle avaient copulé. Le Néphilim expliqua que Lucinda et lui avaient cherché à invoquer la déesse Astarté – ou Astaroth. Leur objectif était de la rallier sous leur bannière dans la guerre qui secouait l’Ombremonde depuis la nuit des temps.

Le Baron de Rais offrit ses lumières à l’inspectrice concernant le proxénète à l’aura de vautour qu’elle venait de démembrer.

 

« C’était probablement un Thérian. Pour une raison qui m’échappe, certaines personnes ne parviennent pas à se détacher de leur précédente vie antérieure, notamment quand elles ont mené celle-ci sous une forme animale. Leur Kenshō s’apparente alors à une régression spirituelle. Jusqu’à ce qu’ils apprennent à contrôler leur côté bestial, les Thérians sont instables, imprévisibles… Cela a parfois des répercussions à long terme sur leur psyché. »

 

Érin l’interrogea également sur cette soudaine capacité à utiliser la magie sans manipuler une baguette ou un athamé.

 

« Vous avez probablement déjà entendu le proverbe : « À l’aube des temps, les mots et la magie ne faisaient qu’un, » supposa-t-il. Eh bien, quelqu’un dans les hautes sphères célestes a estimé que votre espèce ne méritait pas de détenir un pouvoir aussi puissant. Durant des millénaires, la source de la magie qui alimentait notre monde a été coupée. Quand elle est réapparue dans des circonstances que je n’évoquerai pas aujourd’hui, l’évolution avait rendu vos ancêtres insensibles à celle-ci. Les artefacts de pouvoir furent conçus afin de renouer le lien entre leur porteur et la magie, mais ils ne s’avéraient efficaces que sur une poignée d’élus. C’est ainsi que la caste des sorciers est née. Cela dit, depuis le temps que la magie s’écoule à nouveau en ce monde, il n’est pas impossible qu’au fil des générations, l’évolution ait fait marche arrière. Il serait peut-être intéressant d’étudier votre ADN pour mettre au jour une éventuelle mutation génétique expliquant cette affinité naturelle avec la magie. »

 

L’aide de Gilles Laval s’arrêtait là. Malgré tous les renseignements qu’il lui avait fournis, il ne désirait pas devenir officiellement son mentor.

L’arrivée de Lucinda Nox dans la crypte alourdit l’atmosphère. En plus de l'accuser de trafic de Lymphe Noire, Érin reprocha à la prêtresse de ne pas avoir secouru ses camarades emmurées dans la caverne de Saint-Thomas, trente ans plus tôt, ce qui réveilla l’hostilité de Nox. Le Néphilim pria sa demi-sœur de rester cordiale, mais elle lui rappela qu’il n’était qu’un invité.

À l’instant où Nox fit déferler sa magie sur Érin, le baron de Rais se changea en une créature colossale, ailée, nimbée de flammes. Il maîtrisa sa sœur en un rien de temps.

 

« — Je ne prends guère plaisir à bafouer ta prétendue autorité sous ton toit, Lucy, gronda le Néphilim, mais à ta place, j’éviterais de croire que ta fonction te confère un ascendant sur moi. Tu as tendance à oublier que je me contrefous de ton culte décadent.

— Tu ramènes une flic ici à quelques jours du sommet, grommela Nox malgré les doigts démesurés qui comprimaient sa trachée. Tu devrais revoir l’ordre de tes priorités, mon frère.

— Je suis l’aîné ! Alors, je veux bien continuer à jouer le rôle du frangin frivole qui dilapide l’héritage familial en alcool et en catins devant toute ta petite cour de pantins, mais que ça te plaise ou non, quand je te demande de rentrer les griffes, tu obéis sans poser de question.

D’un regard, Nox cracha son mépris sur Érin avant de se fixer à nouveau les prunelles de son frère qui ressemblaient tant aux siennes.

— Je ne comprends décidément pas ce que Syrdon et toi lui trouvez, maugréa-t-elle. »

 

Laval prit très mal cette remarque. Il conseilla à Érin de partir pendant qu’il réglait ce différend avec sa sœur. Avant qu’elle ne s’en allât, il lui rendit la petite croix en argent qu’elle avait perdue au cours du rituel hiérogame. L’inspectrice réalisa que la téléportation d’objets était possible grâce à la projection astrale. Ayant remarqué que Nox ne portait plus son pendentif affilié à la déesse de la Nuit, Érin comprit ; la prêtresse lui avait transféré ce dernier afin de permettre à Lily Tran de puiser dans son pouvoir, et accessoirement, de la tuer. Le Baron accueillit l’information avec amertume et promit de régler ce problème.

Érin quitta le Noctis et demanda à la corneille de la guider jusqu’à l’endroit où elle avait malencontreusement abandonné ses affaires.

 

 

L’état de santé de Bull, hospitalisé en urgence, se dégradait. Bien qu’il eût survécu à sa confrontation avec Marciniak, son organisme subissait de plein fouet le contrecoup de son absorption de ténébrine et de ses efforts. En outre, avec son choc à la tête, il doutait d’avoir véritablement vu Luisa Herrera s’envoler avec Marciniak avant que ce dernier ne retombât lourdement sur le bitume. Toutefois, les discours des urgentistes que l’inspecteur avait captés allaient en ce sens au vu des blessures du parrain.

Luisa ne pouvait pas être en vie. C’était forcément son fantôme, ou l’ange qu’elle était devenue en mourant, qui avait accompli la plus juste des vengeances envers Marciniak. Bull avait l’impression de perdre la tête depuis son passage dans le tripot de l’hôtel. Avait-il vraiment vu un sumo résister à des tirs à bout portant ? Avait-il bel et bien aperçu un serpent géant en train de massacrer les mafieux ?

Les chaînes de télévision diffusaient les images enregistrées par Érin dans la base du Syndicat, accompagnées du portrait des trois policiers qui venaient de faire tomber l’organisation. Toutes les rédactions de la planète reprenaient ces informations et s’indignaient du sort que les criminels réservaient à leurs ressortissantes. Des chefs d’État reprochaient l’inaction des pouvoirs publics et dénonçaient la corruption jusque-là dissimulée de la société édenienne.

Érin rendit visite à son coéquipier sur ce qui deviendrait sûrement son lit de mort. Elle prétendit que Radik l’avait assommée et s’était enfui. Puisque Bull n’avait plus que quelques jours à vivre, elle lui recommanda de rappeler Lauren pour lui annoncer la terrible nouvelle avant qu’il ne fût trop tard.

L’inspecteur s’en voulait d’avoir épargné Marciniak, conscient que malgré les images et les témoignages à son encontre, ses avocats s’engouffreraient dans la moindre faille juridique pour le faire libérer. De plus, même incarcéré, le parrain s’en prendrait sûrement aux policiers qui l’avaient défié, ainsi qu’à leur famille.

Érin, elle, se montra indécise sur son avenir professionnel.

 

« Éden n’est pas le paradis auquel j’ai cru pendant quinze ans. Aujourd’hui, nous avons dévoilé au monde le pire aspect de son visage et les responsables de cette corruption ambiante vont être jugés. Seulement, vous savez aussi bien que moi que le Syndicat pourrait renaître de ses cendres, à moins qu’une organisation rivale ne prenne le relai. Protéger les innocents… Arrêter les criminels… À quoi bon si le Paradis reste un Enfer pour nos semblables ? Je ne peux pas consacrer ma vie à préserver un système qui opprime les gens par la violence et l’argent. Chaque être humain est capable d’accomplir de grandes choses, sauf qu’il est bridé par les rouages bien huilés de cette société matérialiste. Les inspirations nobles sont étouffées dans l’œuf. La spiritualité, moquée. La révolte, réprimée. »

 

Par peur de passer pour un fou, Peter Bull cacha à l’inspectrice comment les os de Marciniak s’étaient brisés en morceaux.

 

 

L’esprit en proie au doute, Érin quitta la chambre de son coéquipier. Alors qu’elle empruntait l’ascenseur de l’hôpital, elle reçut un appel d’un numéro inconnu.

L’enquêtrice n’avait aucune envie de décrocher. Elle avait écourté sa dernière conversation téléphonique avec Léo, filtrait les appels de Jacques Lescure qui exigeait qu’elle rédigeât son rapport au plus vite et n’avait pas eu le courage de recontacter Ève. Les mots lui manquaient : pourquoi la gothique l’avait-elle embrassée ?

Le seul message que la policière avait écouté était celui de sa mère lui annonçant qu’elle était parvenue à convaincre Roan d’accepter la chimiothérapie ; une bonne nouvelle qu’Érin n’avait pas pris le temps de savourer.

Suivant son instinct, Érin décrocha tout de même et découvrit l’identité de son mystérieux interlocuteur : Tarask. Elle le remercia pour le tir de précision qui avait stoppé la voiture de Marciniak. Le flic marginal lui demanda de garder sa contribution secrète. Malek Ibn Jafar avait en réalité reconnu l’agente infiltrée à l’Élysion. Il avait immédiatement prévenu Tarask de ce qui se tramait.

L’adorateur des dieux égyptiens révéla à l’enquêtrice qu’il avait réussi à faire parler Loyd, le chef des Six Blades. Le commanditaire du contrat posé sur la tête de l’Irlandaise se nommait Malegijs. D’après les rumeurs, il s’agissait d’un vieux sorcier vivant dans la région.

 

 

Érin rendit visite à Roman Marciniak aux soins intensifs. L'un des deux policiers qui veillaient sur le parrain la fouilla afin de s’assurer qu’elle ne possédait pas d’arme.

L’arrogance de Marciniak, cloué dans son lit, disparut bien vite quand il remarqua les yeux luisants de l'inspectrice et qu’elle déverrouilla la pompe à morphine par la pensée. Il comprit qu’il s’était fourvoyé à son sujet et tenta de l’acheter. Érin lui dévoila ce qu’elle attendait de lui :

 

« Vous allez tout avouer : le blanchiment d’argent, les assassinats, le proxénétisme, le trafic d’êtres humains, la torture, tous les crimes et délits que le procureur vous mettra sur le dos… Vous avouerez tout et accepterez gracieusement les trente ans de prison auxquels on vous condamnera. Trente années durant lesquelles les citoyens du monde n’auront pas à supporter votre malveillance. Trente années à pourrir derrière les barreaux ; c’est plus de temps qu’il vous en faudra pour regretter tout le mal que vous avez infligé à ces gens. »

 

Afin de le convaincre d’accepter cette offre, l’inspectrice lui montra le carnet qu’elle avait volé dans le coffre du parrain. Il contenait les preuves que ce dernier détournait de la Lymphe Noire destinée à la Chine. Il vendait la drogue au Paon, lequel l'expédiait aux États-Unis.

 

« La naïveté, c’était de rouler Zihaowang pendant des mois et de consigner vos incartades dans ce carnet. »

 

Coincé, Marciniak n’avait d’autre choix que d’accepter ce marché. Il avait visiblement aussi peur de Wang Zihao que du dieu des Enfers.

En quittant la chambre, la sorcière brisa les testicules et ébouillanta le gardien de la paix qui l’avait pelotée à son arrivée.

 

« L’homme s’effondra, tordu de douleur. Les larmes aux yeux, les mains regroupées autour de ses parties, il regarda la policière s’éloigner et retint l’insulte qui lui brûlait les lèvres. Un oiseau noir perché sur l’épaule de l’inspectrice le toisait de son œil ébène étoilé d’émeraude. Il eut alors l’abominable conviction que cette femme le tuerait à la seconde où il prononcerait un mot désobligeant. »

 

 

Au fond de son lit, Bull ruminait de sombres pensées. Il avait trop longtemps refoulé le surnaturel hors de ses enquêtes par pure obstination. Avant que la mort ne s’emparât de lui, il devait accepter qu’il eût été possédé par un démon. Il devait regarder la réalité en face et reconnaître qu’il avait pris part aux meurtres de Linda Hervy et du couple Lorençon.

Sandra Ophaniel, sortie de garde à vue, se rendit à son chevet. À la grande surprise de l’inspecteur, elle avoua avoir participé au rite invocatoire d’Astaroth, mais se défendit d’avoir fait le moindre mal à Luisa Herrera. Au contraire, elle lui avait accordé l’extrême-onction afin qu’elle fût accueillie au Paradis. Mais les portes célestes étaient restées closes, Luisa était revenue sur Terre, libérée de sa nature humaine.

La psychiatre expliqua qu’elle avait préservé sa dépouille de la destruction afin qu’elle ressuscitât. Elle se vanta également d'avoir servi sur un plateau le cadavre de Favener à Peter Bull dans le but qu’il eût de quoi incriminer le Syndicat.

 

« — Pourquoi trahir vos complices ? la questionna-t-il.

— Parce que Marciniak commençait à devenir gênant.

— Pourtant, vous avez pactisé avec lui de votre propre chef.

— Je devais libérer Astaroth de sa prison infernale, Peter ! se justifia Ophaniel. La guerre qui se prépare nécessite de positionner judicieusement ses pions et de pouvoir compter sur des alliés de poids ! Je me suis servi du Syndicat pour invoquer les démons, et de vous, pour anéantir le Syndicat quand il ne m’a plus été utile. »

 

Malgré les reproches acerbes de l’inspecteur, Sandra Ophaniel lui révéla sa nature angélique et guérit le mal qui rongeait son corps. Sceptique, l’ancien Marine dut toutefois reconnaître qu’il se sentait mieux.

La psychiatre affirma que Dieu avait disparu, qu’une nouvelle guerre céleste se préparait en coulisse et qu’elle espérait voir le Pitbull rejoindre son camp.

Bull refusa par principe, mais l’ange lui rappela qu'à cause de son intégrité, Marciniak était encore en vie, et qu’il représentait une menace pour la famille des policiers responsables de sa déchéance.

Ophaniel demanda à son amant d’un soir d’empoisonner Érin McKenzie à l’aide de la substance qu’elle lui remit. Ce meurtre était, selon elle, le seul moyen de sauver l’enfant de Bull. Elle ne parlait pas de Lauren, mais de leur enfant, un petit Nathanaël âgé de quatre ans, né de leur union éphémère ; un être mi-ange, mi-humain, un Néphilim que la policière irlandaise finirait par prendre pour cible.

 

« Je vais vous révéler quelque chose qui relève du Secret, Peter. Quand une personne comme Luisa s’éveille, elle accepte cette part du divin en elle qui n’a jamais eu l’occasion de choisir entre le Bien et le Mal. Elle devient un être pur qui, s’il est correctement guidé, peut rendre le monde meilleur et protéger les innocents. Mais Érin McKenzie est différente. Sa vie, SES vies, se résument en des successions de décisions dramatiques pour l’Humanité. Par ma nature, je suis presque immunisée à la peur, mais je ne peux m’empêcher de trembler chaque jour à l’idée que votre coéquipière découvre qui elle est en réalité. »

 

La psychiatre murmura à l’oreille de Bull le secret d'Érin McKenzie et lui laissa le poison afin qu’il prît le temps de réfléchir à sa proposition.

Quelques minutes après le départ d’Ophaniel, l’inspecteur reçut un coup de fil de sa fille. Lauren avait écouté son message et vu le reportage qui tournait en boucle sur les chaînes d’information. Elle accepta de venir passer quelques jours à Éden.

 

 

« Le néon de la salle de bain se mit à clignoter. Durant un bref instant, Lauren crut apercevoir un halo étrange dans son regard, une pupille… Non, arrête de fumer, Lauren ! se dit-elle. Pourtant, la seconde suivante, ses cheveux poussèrent, abandonnant leurs courbes en montages russes pour devenir aussi lisses qu’un voile de satin. Lauren les toucha. Elle ne rêvait pas.

Un texto de son père apparut sur son écran :

« Content de t’avoir parlé ce matin. Hâte de te retrouver. »

La jeune fille s’intéressa de nouveau à son reflet. Elle n’avait jamais paru aussi belle, aussi sûre d’elle. Ses yeux luisaient d’une fureur ophidienne.

— Moi aussi, j’ai hâte, little bastard, prononça-t-elle d’une voix qui n’était plus la sienne. »

 

 

Perchée au sommet de la tour Koron, Luisa Herrera admirait le lever du soleil en s’efforçant d’oublier l’enfer qu’elle vivait depuis sa résurrection. Elle fut rejointe par un prêtre catholique plutôt avenant nommé Élijah, lequel connaissait déjà le prénom de la jeune Espagnole. Il tenta de lui rassurer, d’obtenir sa confiance. Pour cela, il se jeta dans le vide. Luisa l’imita.

Le prêtre se posa sur la terre ferme en douceur, puis replia ses ailes. Luisa fit de même. Élijah était un Ishim, lui aussi.

Une limousine s’arrêta à leur niveau. À l’intérieur, Luisa fit la connaissance du CASI, Thomas Bergier, et du cardinal Archibald Jaeger de l’Oculus Dei. Ils lui expliquèrent qu’à cause de sa tentative de meurtre sur Roman Marciniak, Luisa avait mis en danger sa famille. La seule manière de protéger ses proches était de faire croire à sa mort et d’espérer que cela apaisât la rancune du parrain. Bergier promit une compensation financière conséquente afin de mettre sa famille à l’abri du besoin, ainsi qu’une nouvelle identité pour la jeune Andalouse. Jaeger lui proposa de travailler pour l’Oculus Dei sous la supervision du père Élijah.

 

« Comme vous avez pu le constater, des sectes sortent de l’ombre et n’hésitent pas à sacrifier des innocents pour libérer des démons de l’Enfer. Si nous restons les bras croisés, notre civilisation sera bientôt à la merci des légions du Diable. Vous avez un rôle à jouer en tant qu’Ishim dans la guerre qui s’annonce. »

 

Luisa décida de prendre le temps de réfléchir, mais elle se savait coincée au vu des enjeux pour sa famille. Celle-ci n’avait jamais roulé sur l’or et ne méritait pas de payer les pots cassés de sa vendetta contre Roman Marciniak.

 

 

Une fois Luisa partie, Bergier, inquiet, demanda à Jaeger s’il était sûr de ce qu’il faisait.

 

« — Si l’Égide apprend que je vous autorise à faire mumuse avec une déesse sumérienne réfugiée dans le corps d’une Ishim, je vais me faire taper sur les doigts !

— L’Égide a suffisamment à faire avec Syrdon et la crise du Royaume de la Nuit, décréta le cardinal. Nous nous chargerons de canaliser Astarté. »

 

Les deux hommes convinrent de surveiller la Dre Ophaniel à présent que sa contribution au rituel invocatoire était confirmée. Le cardinal demanda au CASI de préserver Érin McKenzie d’une sanction disciplinaire malgré sa participation à une opération illégale ; bien qu’il lui eût proposé de rejoindre l’Œil, le prélat aurait surtout besoin d’un bouc émissaire si la situation venait à dégénérer.

Élijah, dégoûté par les manigances des deux hommes, se risqua à émettre une remarque :

 

« — Les portes du Paradis sont restées closes devant l’innocente Luisa, une âme pure, catholique, pieuse, lavée de ses péchés par les derniers sacrements… J’irais même jusqu’à la qualifier de « martyre » étant donné les circonstances de son trépas. Si elle n’est pas digne d’entrer dans le Royaume de Dieu, alors aucun de nous ne l’est, Éminence.

Les mots d’Élijah résonnèrent comme une sentence. Il n’avait pas le courage de poser la question qui lui brûlait les lèvres, car elle aurait remis en cause sa détermination aux yeux de son supérieur hiérarchique. Quel était l’intérêt de se battre contre le Diable si le Père Tout-Puissant ne daignait plus accueillir ses enfants dans le céleste séjour ? »

 

ÉPILOGUE : lundi 27 octobre

 

Dans son bureau, Malegijs s’attelait à écrire une lettre d’excuses à l’attention de la Confrérie du Temple noir. Il reçut la visite d’Haziel, l’ange gardien d’Érin McKenzie, et comprit aussitôt que l’Irlandaise s’était totalement éveillée. Le vieux sorcier avait soumis Haziel à son pouvoir et l’avait contraint à sceller la corneille qui guidait sa protégée.

 

« Il en avait assez d’être entouré d’incompétents. Une Mara, Geoffrey Gun, Mathis Perrin, Piet Drimakos, l’assassin de la Confrérie du Temple Noir, un bataillon de Six-Blades au grand complet, Julie Choi ; aucun n’avait fait mieux que les tueurs qu’il avait engagés outre-Manche. C’était le problème avec les mercenaires. Ils ne cernaient pas l’importance de la tâche qu’on leur confiait. Pour eux, tout se résumait à l’argent ! Les notions de fidélité, de dévotion et de dépassement de soi leur étaient étrangères. Il leur avait pourtant facilité le travail en muselant l’ange gardien de l’Irlandaise. »

 

Après un instant d’hésitation, Malegijs libéra Haziel du plan éthérique et l’autorisa à retourner dans l’Astral.

Le sorcier, intégré dans la société nocculte sous le nom de Ronald Wellington, fut interrompu par sa secrétaire qui, par le biais de l’intercom, lui annonça que sa prochaine patiente, Caroline Fouché, venait d’arriver.

 

« Le sorcier tenait à se mettre le capitaine Fouché dans la poche. Avoir de son côté un agent du BEC en cheville avec l’Égide pourrait s’avérer utile, surtout maintenant qu’Érin s’était éveillée. Il n’aurait aucun mal à se servir de l’adolescente suicidaire pour manipuler son père. Le temps pressait. Il aurait préféré en disposer davantage. La méthode douce obtenait de meilleurs résultats, mais avait-il vraiment le choix ?

— Merci, Francine, répliqua le thérapeute d’un ton plus aimable. Faites-la entrer, puis reportez mes autres consultations. Cela risque de nous prendre une bonne partie de la matinée… »

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