ÉDEN - Livre II - Le Masque du Diable
⛧Dans l'ombre du Paradis, le Mal peut prendre bien des formes…⛧

Éden, samedi 18 octobre
Le lendemain de l’incident du pont de la malemort, Peter Bull fut convoqué à l’hôtel de ville pour passer devant une commission spéciale composée du maire d’Éden, Gabriel Delacroix, du CASI, Thomas Bergier, du commissaire Lescure, du capitaine Fouché, des représentants de l’IGPN et d’Interpol, ainsi que de la commandante Reika Fox de l’armée de terre.
L’inspecteur Bull dut rendre des comptes sur la manière dont il menait les enquêtes dont il avait la charge : l’affaire de disparitions inexpliquées d’étudiantes et de touristes étrangères, le double meurtre de Luisa Herrera et Edouard Favener, sans oublier le trafic de Lymphe Noire mis au jour au cours des investigations.
Jacques Lescure lui apprit qu’une unité d’assaut de la police avait pris le contrôle de l’entrepôt des quais loué par le consortium chinois Diyu. Le site, protégé par des membres du Syndicat, ne contenait malheureusement plus de ténébrine. Aux yeux du Pitbull, la présence de syndiqués sur les lieux confirmait l’existence d’un lien entre les triades et Roman Marciniak.
Bergier reprocha à l’inspecteur les évènements de l’hôpital Solitude. Après l’altercation entre les enquêteurs et Kylian Tisserant, ce dernier s’était suicidé, provoquant l’ire de Sandra Ophaniel et de la mère du schizophrène. Bull soutint que Sandra Ophaniel était mêlée au meurtre de Favener, qu’elle s’était trahie en déclarant que le sigil d’Astaroth était « gravé » sur le torse du gangster ; un détail qu’elle ne pouvait connaître qu’en ayant participé au rituel sacrificiel.
Au grand étonnement de tous, le maire Delacroix, ami proche d’Ophaniel, autorisa le capitaine Fouché à interroger la psychiatre. Bull fut prié de rester à distance afin de ne pas alimenter la polémique sur la mort de Tisserant. On lui ordonna également de laisser les stups gérer l’affaire de trafic de ténébrine. Pour ses supérieurs, la priorité du BEC était désormais de poursuivre les investigations sur les femmes disparues et remettre la main sur le corps de Luisa Herrera, volé à l’Institut Médico-Légal.
Las de se voir interdire d’explorer des pistes, l’inspecteur quitta la pièce sous les vociférations de Thomas Bergier. Il fut rattrapé dans l’ascenseur par la commande Reika Fox, officière américano-japonaise dont le père était devenu célèbre en laissant délibérément le Japon être touché par une frappe nucléaire durant la Crise de Djeddah.
Fox demanda à Bull de ne plus s’approcher du lycée Saint-Thomas, du proviseur Swan, du Noctis et de sa propriétaire, Lucinda Nox. Le quinquagénaire en fut étonné. L’armée n’avait à priori aucune raison de s’intéresser à un trafic de drogue ayant débuté trente ans plus tôt dans un établissement catholique ; un trafic perpétué par l’une des élèves ayant survécu à sa scolarité malgré le massacre de la Toussaint et les méthodes éducatives barbares du proviseur de l’époque, Archibald Jaeger.
Des détonations retentirent ; l’hôtel de ville était visé par une attaque terroriste. Fox et Bull neutralisèrent deux assaillants, puis l’inspecteur accepta de faire diversion dans le hall pendant que la commandante prenait position en hauteur. L’ex-Marine réussit à blesser le dernier tireur, mais celui-ci paraissait insensible à la douleur. Il déploya une force prodigieuse au corps-à-corps, immobilisa Bull, lui cracha au visage et l’insulta de little bastard, ce qui décontenança l’enquêteur. L’agresseur se mit à psalmodier en latin et afficha des prunelles ophidiennes semblables à celles de Tisserant durant sa crise de violence.
« Tu ne verras pas le Prince s’asseoir sur le trône terrestre, gronda le terroriste. Je vais dévorer ton âme et la recracher dans le fleuve des damnés. Écoute ! Les fils de Babylone que tu as assassinés réclament la justice ! L’homme qui a engrossé ta mère t’attend dans les abysses. Il a hâte de te retrouver, little bastard. »
Bull parvint à se libérer en lui enfonçant un stylo-briquet à Luminescence dans l’œil. Blessé, perturbé, le terroriste chancela et croisa le chemin du maire. Pris d’une peur panique, il recula dans le hall avant d’être abattu par Reika Fox.
Le soir même, Érin s’infiltra au Noctis comme une simple cliente. Dans cette boîte de nuit fondée dans une ancienne église, elle rencontra Évangéline d’Arenberg – Ève, pour les intimes – une jeune gothique exerçant l’activité de hackeuse. Le courant passa bien entre elles, à tel point qu’Érin lui confia les sombres pensées qui la hantaient depuis l’agression qu’elle avait subie dans la chambre de Kylian Tisserant.
« Joris, remets-lui un sky, s’il te plaît, commanda la gothique au barman. Il n’y a pas trente-six moyens de surmonter ça, déclara-t-elle en se tournant vers l’Irlandaise. Parler à un psy ; c’est la solution qui craint. Engager un gros bras pour qu’il explose les rotules du fils de pute qui t’a fait ça ; avec ton sex-appeal, tu peux obtenir une réduc’ sur les tarifs. Ou te bourrer la gueule jusqu’à ce qu’il te sorte de la tête. »
Après quelques verres, Érin abandonna sa nouvelle amie et traversa la piste de danse pour rejoindre l’espace VIP, dans le chœur de l’édifice, où elle venait d’apercevoir Gilles Laval.
Le collectionneur sataniste qui utilisait comme pseudonyme le nom du baron de Rais fut ravi de voir l’inspectrice. Il refusa néanmoins de lui donner sa véritable identité par superstition ; les anciens Égyptiens croyaient que connaître le ren d’une personne conférait un pouvoir sur celle-ci.
Érin l’interrogea sur le rituel sacrificiel auquel elle avait assisté à travers les yeux de la corneille. Laval considéra qu’elle avait débuté un voyage initiatique et qu’elle n’était plus une simple Nocculte. Il lui expliqua qu’il s’agissait d’une cérémonie invocatoire du démon Astaroth. La première victime – Luisa – constituait une offrande, et que l’âme de la seconde – Faverner – devait guider le déchu de l’Enfer jusqu’à la Terre.
Érin voulait en savoir plus sur la triade des Shidan Yanwang, les Dix Rois de l’Enfer, et sur son mystérieux chef. Bien que Laval ne souhaitât pas attirer l’attention de Wang Zihao en évoquant son nom à voix haute, il lui apprit que cette organisation servait les intérêts de la Couronne de l’Enfer sur Terre.
« J’ignore exactement à quel moment de l’Histoire cela a eu lieu, mais à une époque lointaine, très lointaine, le plan terrestre s’est retrouvé envahi de démons. Sans personne à leur tête, je vous laisse imaginer le chaos qu’ils ont engendré sur la planète. Alors, la Couronne de l’Enfer a pris les choses en main ; elle a désigné un être exceptionnel, un élu chargé de mater les déchus qui posaient problème et de les fédérer sous une bannière commune. Aujourd’hui, cette organisation a adopté la forme d’une triade dont on ose à peine prononcer le nom. Wang Zihao en est la tête de dragon, mais il se considère comme le onzième roi de l’Enfer, celui qui impose sa domination sur Terre. »
L’inspectrice demanda ensuite à Laval de lui révéler ce qu’il savait sur le Secret des Anges, évoqué dans les ultimes écrits de Lily Tran. Au lieu d’accéder à sa requête, le collectionneur lui proposa de l'accompagner dans les profondeurs du Noctis.
Laval conduisit Érin dans un temple souterrain consacré à Nyx, déesse de la nuit, laquelle aurait hérité de la charge d’Érebos, le dieu des ténèbres, à la mort de ce dernier. L’inspectrice et son guide assistèrent à un office célébré par la grande prêtresse, Lucinda Nox.
Pendant la liturgie, Laval narra à Érin une légende de l’Ancien Monde. Dieu aurait délégué la création de l’univers physique à sept entités d’une puissance inimaginable. Une fois leur tâche accomplie, ces « archontes » avaient rejeté l’autorité divine et décrété que le cosmos leur appartenait. Seules les déités Érebos et Héméra avaient osé s’incarner sur Terre, devenant ainsi mortelles, afin de lutter contre les archontes. Avec l’aide de leurs enfants fraîchement engendrés, le peuple de la Lumière et celui des Ténèbres, elles remportèrent la victoire.
S’en suivit une ère de paix entre les deux nations. Hélas, après des siècles de cohabitation, les descendants d’Héméra et ceux d’Érebos furent corrompus au contact d’une nouvelle créature intelligente : l’être humain. Les deux divinités s’entretuèrent au cours d’une guerre millénaire. En guise de punition, le peuple de la Lumière et celui des Ténèbres furent bannis de la Terre.
Érin se remémora les paroles de Tisserant. Le « sang coagulé d’Érebos » qu’il avait évoqué n’était-il pas la pierre obscure qui servait à la fabrication de la ténébrine ?
Alors que les fidèles de Nyx ingéraient de la Lymphe Noire, Érin se rendit compte qu’elle respirait depuis plusieurs minutes de l’encens hallucinogène. Dans le chœur, une jeune femme fut installée sur l’autel de Nyx afin de participer à ce qui ressemblait de plus en plus à un rite sacrificiel. Au cours de la cérémonie, la future victime lévita au-dessus de la table consacrée et déploya une force surhumaine qui mit en difficulté les moines qui la maintenaient enchaînée.
L’inspectrice souhaitait intervenir avant qu’il ne fût trop tard, mais elle en était incapable, l’esprit engourdi par la fumée psychogène. Elle se noya dans les yeux sinoples de Laval, but ses paroles ; il l’encouragea à éveiller sa Kundalini, à rejeter la réalité.
« Saisie par une crainte qui n’était pas dépourvue d’attirance, Érin ne pouvait plus détourner son regard de ces yeux animés d’une lueur intense, froide, diabolique. Au sens strict. Dans ses iris nitescents, elle vit une intelligence supérieure briller au cœur d’un kaléidoscope d’émeraudes, de malachites, de péridots et de jades. Son rythme cardiaque s’emballait. Tout son corps tremblait comme une feuille. Un désir effroyable était en train de naître au creux de son ventre. Une appétence indécente transcendait l’infâme brûlure qui consumait ses entrailles. Renonçant à toute volonté, elle se leva et s’approcha du gothique avec la même démarche qu'Aurore avançant vers le fuseau maudit. »
Des craillements lointains d’une corneille invisible tirèrent Érin de sa torpeur avant que ses lèvres ne touchassent celles du collectionneur.
En fin de compte, la cérémonie avait pour objectif d'ordonner la jeune femme prêtresse de Nyx. Érin en voulut à Laval de l’avoir dupée, droguée et presque embrassée. Elle refusa de croire à ce qu’elle venait d’assister. Avant qu’elle ne quittât le temple, Laval lui conseilla de lire l’Apocalypse de Saint-Jean, chapitre XII, versets 3 et 4, si elle souhaitait en savoir davantage sur le Secret des Anges.
Érin traversa le Noctis en direction de la sortie, mais effectua un détour par les toilettes avant de rentrer chez elle. Elle y retrouva Évangéline aux prises avec trois types dangereux. L’Irlandaise en neutralisa deux, mais le dernier, un dénommé Rider, prit Ève en otage. Érin se dévoila en tant que policière, ce qui laissa de marbre le forcené. Cependant, quand Lucinda Nox intervint, il libéra Ève à contrecœur et s’en alla.
Érin rattrapa Évangéline à l’extérieur du club. La hackeuse lui en voulait de lui avoir caché son métier, de s’être moqué d’elle, d’avoir essayé de gagner sa confiance pour lui faire avouer ses cybercrimes. L’inspectrice lui assura qu’elle n’avait pas l’intention de la mettre aux arrêts ; au contraire, elle souhaiterait lui proposer du travail. D’abord suspicieuse, Ève lui laissa le bénéfice du doute. Elles se quittèrent en bons termes.
Dimanche 19 octobre
Érin passa une charmante journée dans sa chambre d’hôtel en compagnie de Léo Drouet. Le jeune policier essaya de convaincre son amante de rester en sécurité. Avec son réseau d'indics, Bull finirait bien par apprendre qui avait mis un contrat sur sa tête. Cependant, l’inspectrice n’était pas du genre à se cacher, même si sa vie était en jeu.
Elle espérait que le lieutenant Julian Tarascon possédât des informations sur le commanditaire. Après tout, le flic-justicier lui avait conseillé de quitter la ville. C'était, en outre, le premier à avoir découvert qu’elle était la cible d’un tueur à gages et avait demandé à son ami, le bhikkhu aveugle, de la protéger. Sauf que Tarask demeurait introuvable. L’enquêtrice supposa que Thomas Bergier, qui semblait avoir pris Tarascon sous son aile, savait où il se terrait.
Léo révéla à Érin que son père, qui l’avait abandonné à la naissance et n'était revenu dans sa vie qu'à la mort de sa mère, travaillait avec le CASI. Seulement, compte tenu de ses rapports compliqués avec son géniteur, il doutait de pouvoir obtenir des renseignements de sa part.
Pendant que le gardien de la paix regardait la télévision, Érin étudia l’Apocalypse de saint Jean comme le lui avait conseillé Laval. Malheureusement, les versets parlant de la chute du dragon et du tiers des étoiles du ciel ne l'aiguillèrent pas vers le Secret des Anges.
Léo attira son attention sur un reportage concernant Tibor Laska, l’ancien purgateur arrêté par Bull et Érin avant d’être remis à Interpol. À la surprise générale, son ADN le reliait au meurtre de Marie-Eléonore Abemus, l’une des dernières affaires liées à la Grande Purge.
Érin reçut un appel de sa mère, Macha, l’informant que son père souffrait d’un cancer foudroyant de la gorge. L’inspectrice se remémora la scène horrible qu’elle avait observée dans l’arbre écorché. Sa colère contre Roan McKenzie aurait-elle pu lui inoculer cette maladie ? Puisqu’il refusait de se faire soigner, Macha supplia sa fille de rentrer en Irlande pour le convaincre d’accepter la chimiothérapie. Érin, sous le choc, prétexta être surchargée de travail.
Elle pria Léo de partir et se lança dans une promenade nocturne dans les rues d’Éden. Au cours de sa déambulation, elle tomba sur un temple bouddhiste niché au fond du parc des remparts. Elle y déposa un message à l’attention du moine aveugle qui lui avait sauvé la vie. Ce dernier s'empressa de la rejoindre alors qu’elle errait dans les douves asséchées du château qu’elle détestait, comme si elle cherchait à se punir, ou à apercevoir la corneille perchée sur l’un des bastions. Elle ne s’y trouvait pas.
Érin interrogea le bhikkhu sur la possibilité de guérir une tumeur maligne avec le tatouage tibétain qu’il avait utilisé pour la soigner, mais le jeune Asiatique lui assura que cela ne fonctionnait pas ainsi. L’inspectrice s’accusa d’avoir involontairement inoculé un cancer occulte à son père ; une théorie invraisemblable d’après le sage qui portait le nom de Ting-on.
« Même les personnes rompues aux arts mystiques ne peuvent provoquer la prolifération anarchique de cellules cancéreuses. Cela relèverait d’une magie oubliée mêlant force entropique et malédiction biologique. »
Lundi 20 octobre
Quand Érin arriva au commissariat ce matin-là, Jacques Lescure était en train de passer un savon à Bull, lequel ne supportait pas de devoir déléguer l’interrogatoire de Sandra Ophaniel au capitaine Fouché.
Après avoir tiré son coéquipier des griffes du commissaire, Érin l’informa qu’elle renonçait à retourner en Irlande pour se confronter à son père. Elle comptait bien boucler les affaires en cours et remporter le pari qu’elle avait fait avec Bull : tenir plus de deux mois au BEC. En outre, si le cancer de Roan était d’origine surnaturelle, Érin avait plus de chances de trouver un remède à Éden, au cœur de l’occulte.
L’inspectrice était persuadée que Sandra Ophaniel avait demandé à Kylian Tisserant de la tuer, mais son coéquipier, pragmatique, ne voyait pas comment la psychiatre aurait pu anticiper leur visite à Solitude. De toute façon, ils avaient ordre de ne pas approcher de l’experte en sciences religieuses, et Fouché allait certainement faire traîner le dossier.
De son côté, Bull était convaincu que l’attaque de l’hôtel de ville avait été mandatée par Roman Marciniak.
« L’un des preneurs d’otages était un allumé, du genre à déblatérer sur l’Enfer et à psalmodier en latin. Mais il y avait autre chose. Ses yeux… On aurait dit ceux d’un serpent. Pendant un instant, j’ai vraiment eu l’impression d’avoir affaire à Tisserant. Alors, comme nous savons désormais qu’il existe un lien entre Ophaniel, Luisa, Faverner et Marciniak, je me demande si ce taré qui a attaqué l’hôtel de ville ne serait pas un ancien patient de Sandy. »
Érin avoua à son partenaire s’être rendue au Noctis durant le week-end. Elle lui exposa sa théorie :
« Je suis tombée sur Gilles Laval, le gothique que nous avons croisé au Valaskjálf. D’après lui, le rituel qui a coûté la vie à Luisa et Favener avait pour but d’invoquer le démon Astaroth dans notre monde. Or, les démons ne peuvent pas s’incarner physiquement sur Terre. Ce sont des êtres immatériels qui ont besoin de posséder un hôte. Une fois le démon invoqué, il doit trouver un hôte, mais on sait grâce à Tisserant que la possession est un processus lent, que l’entité peut mettre des mois à… surpasser l’esprit de son hôte. Il commence peu à peu à perdre la raison, à devenir violent. Il est donc possible que certains… possédés… se soient retrouvés hospitalisés à Solitude, et qu’Ophaniel ait fait le nécessaire pour les en faire sortir. Ces gens croient que l’Enfer est une prison où les anges déchus purgent leur peine éternelle. Ils déploient beaucoup d’énergie pour les en libérer ; ce n’est pas pour les laisser moisir dans un asile d’aliénés. Les adeptes de l’occultisme considèrent que les démons détiennent des connaissances qui remontent à la nuit des temps et des pouvoirs qui dépassent l’imagination. Marciniak se constitue peut-être une armée de possédés. »
Léo Drouet rejoignit les deux inspecteurs ; sa piste pour retrouver la dépouille de Luisa Herrera n’avait mené nulle part. Érin et Bull lui confièrent la tâche d’étudier les dossiers des patients de Sandra Ophaniel déclarés pénalement irresponsables et hospitalisés dans son service.
Durant le trajet qui conduisait les deux agents du BEC au drive d’un fast-food, Bull s'épancha sur ses rapports compliqués avec sa fille de onze ans. Lauren refusait de lui parler tant qu’il ne lui aurait pas offert un nouveau téléphone holographique hors de prix.
En vérité, le quinquagénaire s'inquiétait. Tibor Laska avait révélé à Interpol l’existence de cellules dormantes de purgateurs prêts à reprendre du service. L’une d’elles était basée à Lyon, où vivaient Lauren, sa mère, Éloïse, et son second mari Stéphane, un pasteur, faisant d’eux les premières victimes potentielles d’une deuxième Grande Purge.
Bull s’interrogeait également sur l’implication de l’armée de terre dans toute cette affaire. Pourquoi la commandante Fox lui avait-elle ordonné de ne pas approcher de Saint-Thomas, du Noctis et de Lucinda Nox ? Érin voyait cette consigne d’un mauvais œil ; la grande prêtresse de Nyx était peut-être la seule qui pourrait l’aider à faire tomber Archibald Jaeger pour le meurtre des six adolescents qu’elle avait retrouvés dans la caverne de Saint-Thomas. Bull l’avertit qu’elle ne pouvait pas s’en prendre au prélat de l’Oculus Dei, l’éminence grise du Pape en personne.
« Je n’ai lu qu’une seule fois les derniers mots de Lily Tran, et pourtant je les connais par cœur. J’ignore comment vous expliquer ça… C’est comme si elle avait laissé sa détresse et son désir de vengeance dans ces lignes. En ouvrant le registre, j’ai reçu ses sentiments de plein fouet. Il m’est impossible d’occulter ce témoignage émotionnel au nom d’un putain de délai de prescription ou du statut du meurtrier. Si notre système n’est pas capable d’abattre le glaive de la justice sur la tête de Jaeger, je trouverai un autre moyen. »
Pendant la pause déjeuner dans un arboretum qu’Érin appréciait beaucoup, Bull fit part à sa coéquipière des détails concernant sa confrontation avec l’un des terroristes.
« Il a évoqué les fils de Babylone que j’ai assassinés, dévoila-t-il d’un timbre vibrant d’insécurité. Je n’ai pas tout de suite compris à quoi il faisait allusion. Et puis, je me suis souvenu des ruines de la cité antique, de l’Irak et des soldats qui étaient tombés sous mes balles. Si l’Enfer existe, ça fait un beau paquet de victimes qui m’y attendent ! »
L’inspecteur s’épancha sur son passé dans l’armée américaine, sur les raisons de son renvoi : pendant la campagne d’Irak, il avait désobéi à son sergent afin d’éviter une tuerie d’enfants pris en otages, mené une mutinerie et réglé la situation sans causer de pertes civiles.
Alors qu’ils retournaient à leur véhicule, Érin repéra un homme qu’elle crut reconnaître : il s’agissait d’un des agents de sécurité de l’hôpital Solitude. Elle se lança à sa poursuite, le traqua à l’intérieur du centre de recherches, mais il avait disparu. Une petite fille vint à la rencontre de l’inspectrice avec un cadeau à son attention : une fleur accompagnée d’une carte. Le mot, rédigé en lettres de sang, lui rappela l’écriture de Tisserant.
« Ma chère Érin, toi et moi serons bientôt réunis dans une ultime étreinte. »
L’inspectrice paniqua. Elle était dorénavant convaincue que Tisserant était encore en vie et qu’Ophaniel avait envoyé son employé lui délivrer ce message.
Les empreintes retrouvées sur le pot de fleurs permirent d’identifier l’agent de sécurité de Solitude : Serge Clouseau, un type peu fréquentable ayant toujours échappé à la prison.
Kylian Tisserant était bel et bien mort, allongé sur la table d’autopsie du Dr Berthon. Ce dernier confirma le décès par phlébotomie, mais releva certaines incohérences. La toxicologie dévoila que le schizophrène ne prenait plus de traitement depuis un moment, contrairement à ce qui était inscrit dans son dossier médical.
Léo Drouet vint présenter son rapport et rassurer Érin par sa présence. D’après ses recherches, les trente-six patients de la Dre Ophaniel étaient tous rentrés dans le rang après leur séjour à Solitude ; la psychiatre accomplirait des miracles avec les sujets montrant des troubles proches de la possession démoniaque. Après l’affaire Tisserant, elle avait pris un an de congé sabbatique, et ses confrères s’étaient retrouvés dans l’impasse avec des malades du même acabit. Bull était dubitatif. Si Ophaniel était si douée, pourquoi avait-elle échoué avec Tisserant ?
Avant de quitter l’IML, Berthon rendit à Érin la pièce de Finbar O’Malley qu’il avait trouvée dans l’estomac de Tisserant.
« Érin n’avait plus vraiment de raison de refuser. Pourtant, elle hésitait. Depuis que le cluricaune lui avait offert cette pièce, on avait essayé de la tuer une demi-douzaine de fois, et elle avait réchappé à la mort à chaque tentative. L’écu orné d’un trèfle et d’un nœud celtique attirait-il le mauvais œil sur elle ou contribuait-il à sa survie ? Elle n’avait aucun moyen de le savoir. Toutefois, perdre cet écu ne l’avait pas empêchée d’être prise pour cible par un assassin-terroriste, puis par un trio de cybercriminels dans les toilettes du Noctis. Finalement, elle s’en était tirée. Encore. »
Dix minutes après le départ des policiers, Finbar O’Malley, caché dans l’un des tiroirs mortuaires de l’IML, prit la poudre d’escampette en emportant avec lui sa précieuse pièce, fier de son coup.
« Finbar tira de sa poche l’écu porte-bonheur qu’il était parvenu à subtiliser avant que le légiste ne le rende à Érin McKenzie. Compte tenu de ce qu’il s’apprêtait à faire, il estimait avoir plus besoin de chance que la protégée de Sean Sinclair. Afin de procéder à l'échange, il avait donc frappé dans l’urgence une pièce contrefaite ; un petit bijou moins reluisant que l’or originel des leprechauns. Moins efficace également. L’inspectrice l'apprendrait bientôt à ses dépens. Celle-ci n’y avait vu que du feu, preuve qu’elle était indigne d'un tel trésor. Elle est à moi ! se réjouit le nain en dévorant des yeux le fétiche authentique. »
Bull, Érin et Léo rejoignirent les lieutenants Gacem et Duflot au domicile de Linda Hervy, l’ex-femme de Serge Clouseau, assassinée de manière atroce. Le prénom « Érin » était tailladé sur son ventre. Son bras droit, sectionné, avait fini dans l’estomac du chien. Le gauche avait été emporté. À l’intérieur de sa bouche cousue, l’inspectrice découvrit une note en hébreux. Sans vraiment s’en rendre compte, elle récita une prière en égyptien ancien afin de libérer l’âme de la victime, sous le regard décontenancé de Léo.

Dans la salle de bain, les enquêteurs contemplèrent, médusés, des symboles semblables à ceux qui tapissaient les murs de la chambre de Tisserant. Érin se focalisa sur le miroir qui lui renvoyait le reflet de son double maléfique qu’elle avait aperçu sur la paroi de tenebrae de Saint-Thomas.
« Dans le miroir, elle distinguait la silhouette de cette femme qui, de corps, lui ressemblait tant, et dont l’âme était pourtant à l’antipode de la sienne. Il n’existait pas de mots pour décrire une telle abomination, sinon dans les langues antiques qu’elle se refusait à parler. Pétrifiée, Érin ne pouvait détourner le regard de cette diablesse aussi belle que cruelle, drapée de ténèbres, aux cheveux flamboyants et à la vénusté glaciale. Quelle sombre déité avait donc déversé l’essence du Mal dans ces yeux de Gorgone ? Quel mauvais génie avait enchâssé sur ce visage plutonien deux émeraudes coruscantes taillées dans un Graal maudit ? Ses lèvres remuèrent, articulant un mot de pouvoir dans un souffle sinistre. »
Une fois à l’extérieur de la maison, Érin se résolut à téléphoner à Gilles Laval afin d’obtenir ses lumières sur ce crime abominable. Selon lui, la découpe des bras symbolisait, pour un démon, la perte des ailes au moment de déchoir du ciel. Que l’assassin eût emporté le bras gauche signifiait qu’il incitait l’inspectrice à suivre le Sitra Ahra, l’Autre Côté, la voie de la Main Gauche menant à la connaissance, et non à la soumission à l’ordre divin.
Inquiet, Léo proposa à Érin de s’installer chez lui, mais elle déclina l’invitation, préférant servir d’appât pour attirer Clouseau à son hôtel. Elle pria son petit ami de ne pas s’en mêler et de tenir sa langue.
Pendant que Léo et Bull poursuivaient leurs investigations sur Clouseau, Érin s’éclipsa en prétextant un rendez-vous avec le capitaine Tournais de l’IGPN au sujet de la mort de Tisserant. Seulement, elle comptait bien échapper à cette convocation…
Érin rejoignit Évangéline d’Arenberg à Cyberworld, une salle d’arcade ultramoderne. Autour d’un café et d’un milkshake, l’inspectrice fit la connaissance de Rainbow, le draco-chien holographique d’Ève, capable de passer d’une interface à une autre en faisant fi des protocoles de sécurité.
Afin d’aider Bull à retrouver les jeunes femmes kidnappées par le Syndicat, Érin souhaiterait que la hackeuse piratât le système informatique du casino clandestin situé, d'après Finbar O'malley, dans le sous-sol de l'hôtel Élysion. Évangéline n’était pas emballée par l’idée ; elle n'ignorait pas qui se cachait derrière la mafia édenienne et ne voulait pas de problèmes avec les Shidian Yanwang.
Au cours de la conversation, alors qu’Érin cherchait à en savoir plus sur ce qui se tramait au Noctis, Ève révéla que Lucinda Nox l’avait embauchée comme serveuse quand elle était fauchée ; par gratitude, la gothique refusa donc de balancer la moindre information sur son ancienne employeuse.
Évangéline convia Érin à passer la soirée avec elle, mais la policière rejeta la proposition. Elle comptait bien attirer Clouseau à son hôtel, cette nuit-là, malgré les inquiétudes de Léo et de sa nouvelle amie aux cheveux orchidée.
Le soir même, trois policiers assuraient la surveillance de l’hôtel Debussy, tapis dans la chambre située en face de celle d’Érin McKenzie. Bull avait anticipé le plan dangereux de sa coéquipière et demandé à ces agents de veiller sur elle sans qu’elle le sût. Hélas, ils finirent tous par s’endormir au milieu d’une partie de poker.
Un peu plus tôt, un individu mystérieux – visiblement très à cheval sur la ponctualité –, installé dans la chambre d’à côté, avait dispersé du gaz soporifique à travers une gaine d’aération. Il avait ensuite drogué un garçon d’étage sur le point de livrer son repas à l’inspectrice et endossé son uniforme. Il se présenta à la porte de sa cible ; elle lui ouvrit en tenue affriolante, l’invita à entrer et à boire un verre avec elle. Le tueur, en avance sur son planning, décida de s’accorder un moment de plaisir avant de l’éliminer.
Mardi 21 octobre
Érin se réveilla avec la gueule de bois du siècle. Elle avait finalement accepté de faire la fête avec Évangéline dans le but de la convaincre d’aider le BEC. La gothique était allongée à côté d’elle, dans une suite où figurait le logo de l’hôtel Élysion.
L’inspectrice ignorait comment elles étaient arrivées là, mais elle craignit que cette intrusion alertât le Syndicat de l’opération qu’elle préparait avec Bull. Elle pria Ève de se réveiller et de quitter les lieux, mais la hackeuse prit son temps. Dans le salon de la suite, un homme de main de Marciniak était menotté et endormi ; Ève l’avait droguée avec du sérum de vérité. Pendant qu'Érin cuvait, le mafieux avait révélé l'existence d'une base secrète jouxtant le casino et confirmé la présence des prisonnières à l’intérieur de celle-ci. La gothique en avait également profité pour introduire un virus dans le système informatique du complexe.
Pendant qu’Évangéline prenait une douche ; la policière chercha son téléphone qu’elle avait coupé et prit connaissance des messages laissés sur son répondeur par ses collègues. Apparemment, on avait retrouvé un cadavre dans sa chambre, à l’hôtel Debussy.
La zone du Debussy était bouclée par une unité de soldats équipés d’armures à exosquelettes. Érin obtint la permission de monter à l’étage où elle croisa le capitaine Fouché. Elle ignora ses questions et pénétra dans sa chambre. Le Dr Bichara était en train d’y étudier une dépouille presque momifiée, allongée sur le lit, avec le pantalon sur les chevilles. D’après son passeport, il s’agissait de Piet Drimakos, un ressortissant grec encore en bonne santé la veille.
Érin retrouva Bull cantonné dans une autre chambre, avec deux soldats pour le garder à l’œil. Il enguirlanda sa coéquipière parce qu’elle avait disparu, les laissant Léo Drouet et lui morts d’inquiétude. Reika Fox intervint pour le faire taire ; c’était elle qui commandait au commando d’élite occupant l’immeuble.
L’inspectrice réalisa que leurs uniformes étaient identiques à ceux des miliciens qui patrouillaient à l’intérieur du lycée Saint-Thomas la nuit où elle s’y était introduite ; le proviseur Swan n’avait pas fait appel à une société privée pour sécuriser son établissement, mais directement à l’armée. L’Irlandaise accusa Fox de couvrir les meurtres de Swan et Jaeger, ce que n’apprécia guère la hāfu. Fouché intervint pour restaurer le calme.
Les caméras de surveillance montrèrent que la veille, un sosie d’Érin McKenzie s’était présenté à la réception et s’était installé dans la chambre d’hôtel de l’Irlandaise. Fox identifia cette usurpatrice comme une tueuse à gages experte en déguisement nommée « la veuve écarlate. » Celle-ci et Drimakos, venus pour la même cible, se seraient donc battus jusqu’à la mort de l’assassin grec.
Priés de quitter l’immeuble, Bull et Érin s’exécutèrent, mais pas avant d’avoir rappelé à Fouché qu’il serait bienvenu qu’il interrogeât Sandra Ophaniel dans les plus brefs délais.
L’inspecteur dévoila une carte de visite qu’il avait dérobée dans la poche du pantalon de Drimakos. Il comptait bien jeter un œil à cette adresse en solitaire, histoire de ne pas mener sa coéquipière directement dans un piège mortel.
Cantonnée au commissariat par Jacques Lescure, Érin réussit à s’éclipser discrètement et demanda à J.S. Duhamel, le technicien de la cybercriminelle, de la conduire en centre-ville. Ils déjeunèrent ensemble, ce qui permit à l’inspectrice de se tenir informée de l’affaire du trafic de Lymphe Noire. Les enquêteurs s’efforçaient de remonter la piste de la société-écran SDLMA qui planifiait les livraisons de ténébrine. Comme Bull l’avait prédit, le consortium Koron refusait d’autoriser la police à mettre le nez dans ses infrastructures, le tout avec le soutien du gratin politico-judiciaire d’Éden.
Érin reçut un appel de son oncle Sean, inquiet, qui souhaiterait qu’elle rentrât en Irlande pour être au chevet de Roan. Au détour de la conversation, il lui demanda si quelque chose sortant de l’ordinaire était arrivé dans sa vie.
« La propagande édenienne a toujours marché sur toi, mais maintenant que tu te trouves sur place, je suis sûr que tu as déjà remarqué que ça ne tourne pas rond dans cette cité. »
L’inspectrice botta en touche.
Érin consacra son après-midi à étudier le message placé dans la bouche du cadavre de Linda Hervy. Sans savoir comment, elle était parvenue à traduire le mot en hébreux : Hénoch. Le Valaskjálf paraissait le lieu idéal pour débuter ses recherches. Alrik lui expliqua qu’il existait trois versions du livre écrit par le patriarche et qu’il ne possédait que la première.
Le chapitre VI narrait l’histoire d’un groupe d’anges, les Veilleurs, ayant décidé de se rendre sur Terre pour prendre pour épouses des humaines. De cette union naquirent des enfants que la Bible appelait « géants », des êtres néfastes pour la Création qui finirent par s’entretuer. Dieu châtia les anges désobéissants :
« Ils furent ainsi enchaînés dans les entrailles du monde en attendant le jugement dernier, durant lequel ils seraient jetés dans l’abîme de feu. »
D’après Alrik, les Veilleurs, guidés par 200 chefs dont les noms étaient inscrits dans le livre d’Hénoch, se différenciaient des anges qui avaient suivi Lucifer dans sa révolte et avaient été bannis du Paradis au commencement des temps.
Un passage dans l'ouvrage apocryphe donna à Érin des sueurs froides.
« Là, je vis sept étoiles, grandes comme des montagnes, qui brûlaient. L’ange me dit : “Ce lieu est la fin du ciel et de la terre ; c’est la prison des étoiles les plus puissantes du ciel. Les étoiles dévorées par les flammes sont celles qui ont transgressé le commandement du Seigneur dès leur lever. Il s’est irrité contre elles et les a enchaînées pour l’éternité.” »
L’inspectrice ne put s’empêcher de faire le parallèle entre les 7 étoiles rebelles et les 7 archontes dont lui avait parlé Gilles Laval, ces architectes du plan matériel vaincus par Héméra et Erebos.
Alors qu’Érin épluchait des livres occultes depuis plus d’une heure, Bull fit irruption dans la boutique ; il avait placé un traceur dans la poche de sa coéquipière pour pouvoir la localiser à tout instant. L’ancien Marine n’avait trouvé qu’un immeuble incendié à l’adresse indiquée sur la carte de visite de Drimakos.
Érin lui expliqua le cheminement qui l’avait conduite à étudier les récits apocryphes et la démonologie, ceci dans le but de comprendre la signification du mot déposé dans la bouche de Mme Hervy. Elle pressentait qu’il existait un lien entre les anges appelés « Veilleurs », le démon Astaroth présenté comme un ange dans le Testament de Salomon, les anges qui obsédaient Sandra Ophaniel et le fameux Secret des Anges évoqué dans le registre de Lily Tran.
Un individu mystérieux pénétra dans la boutique : Bull l'identifia bien vite comme le seul terroriste survivant de l’hôtel de ville, qui avait visiblement échappé à la garde des soldats de Reika Fox. Il se mit à insulter l'inspecteur de little bastard, dévoila que l’objectif de cet attentat était de faire passer un message au maire Delacroix, puis demanda à l’ancien Marine si sa coéquipière connaissait son plus noir secret… Soudain, il utilisa sa force surhumaine pour assommer Bull. Érin ouvrit le feu, mais les balles étaient sans effet sur lui. Alrik s’interposa et se lança dans un corps-à-corps acharné avec ce qu’il désigna comme un démon. Hélas, ce dernier prit le dessus.
Érin ramassa par instinct une baguette dans les vestiges d’une vitrine brisée et incanta une formule issue des tréfonds de son esprit. Elle déclencha un sortilège qui projeta le déchu au plafond, mais perdit rapidement le contrôle de ce pouvoir dont elle ne saisissait pas la nature. Lorsque l’ennemi retomba sur ses jambes, Alrik le poignarda dans l’œil, mettant fin au combat.
Érin peinait à réaliser ce qui venait de se produire, tout comme Alrik, par ailleurs. Le Viking s’étonnait qu’elle eût décelé parmi des dizaines de baguettes factices la seule authentique, qu’elle connût des voces magicae, qu’elle parlât le vieux norrois et le grec ancien. Il émit l’hypothèse qu’elle avait peut-être accès à des souvenirs de ses vies antérieures.
Alrik utilisa ses talents en médecine ayurvédique pour s’assurer de l’état de Bull, toujours inconscient ; il ne souhaitait pas qu’Érin appelât les secours afin de ne pas être ennuyé par la découverte du cadavre du terroriste. Décontenancée par le sex-appeal du Viking, l’inspectrice se laissa amadouer. En remerciement, Alrik s’engagea à lui donner le nom du démon qu’ils venaient d’affronter, car il était probable qu’il revînt prochainement à la charge dans un nouvel hôte. En effet, ces êtres damnés ne retournaient pas en Enfer lorsque leur enveloppe humaine mourait.
« Érin comprenait enfin pourquoi Clouseau lui avait offert un mot présentant une graphie similaire à celle de Tisserant, pourquoi il avait dessiné les mêmes symboles occultes dans la salle de bain de son ex-femme, pourquoi elle avait la sensation que l’agent de sécurité désirait ardemment terminer le travail initié par le jeune schizophrène. C’est toujours lui, réalisa-t-elle. Kylian Tisserant s’était donné la mort dans sa chambre d’isolement, mais le démon qui le possédait avait survécu. Il avait simplement changé d’enveloppe charnelle, se transférant vers un individu proche au moment du décès de son hôte : Serge Clouseau. »
Érin et Alrik descendirent au sous-sol où le gérant conservait sa collection de livres anciens. À l’aide d’un rituel de divination en lien avec la magie du seiðr, le Viking obtint les lettres composant le nom du démon : B-E-R-N-O-I-S, mais les runes étaient dans le désordre.

Lorsqu’ils remontèrent dans la boutique, ils tombèrent sur Bull, réveillé, qui fustigea sa coéquipière de ne pas avoir appelé des renforts, et encore plus quand elle lui annonça qu’elle avait conclu un accord avec Alrik. L’inspecteur était convaincu que Reika Fox était à la poursuite du terroriste qui s’était enfui, qu’elle finirait par débarquer au Valaskjálf. Alrik leur assura qu’il gérerait la situation avec elle, qu’il connaissait la commandante de l’Égide ; une division de l’armée chargée de neutraliser les menaces occultes.
Alors qu’ils s’apprêtaient à partir, Érin eut un flash. Elle se souvint avoir lu un passage intrigant dans l’un des livres qui gisaient sur le sol.
« Concernant les esprits inférieurs, les deux subordonnés de Lucifer sont Satanachia et Agaliarept. Ceux de Belzébuth sont Tarchimach and Fleurety. Les deux subordonnés d’Astaroth sont Sargatanas et Nebiros. »
Elle replaça les lettres B-E-R-N-O-I-S dans l’ordre et obtint NEBIROS. Cela ne pouvait être un hasard si Astaroth avait été invoqué la semaine où Laval avait acheté un flacon contenant l’essence de Sargatanas et où Nebiros avait attaqué l’hôtel de ville.
Érin demanda à Alrik comment il avait acquis le fameux flacon. Il l’avait échangé avec un certain Lee Wudang contre une moitié de pendentif en müridium, un métal extrêmement rare.
Érin accepta d’être hébergée chez son binôme par mesure de sécurité. L’emménagement dans la chambre d’amis – que Bull réservait à Lauren à l’époque où il croyait encore qu’elle lui rendrait visite – se déroula sans encombre.
L’inspecteur vit d’un mauvais œil l’initiative de sa coéquipière de recruter Évangéline d’Arenberg pour faire tomber le Syndicat. Il n’avait pas confiance en une cybercriminelle dont il ignorait tout.
Bull laissa Érin sous la surveillance de Léo Drouet pendant qu’il réglait une affaire à l’extérieur. Si le jeune policier souhaitait profiter de l’absence du propriétaire pour prendre du bon temps avec sa petite amie, celle-ci n’était pas d’humeur. Des dizaines de questions mystiques fusaient dans son cerveau. Elle se demandait si ses pouvoirs de sorcière – puisque c’était ainsi que Nebiros l’avait appelée – n’avaient pas généré le cancer de son père. La culpabilité l’étouffait peu à peu.
Revigorée par une douche froide, Érin retrouva Léo dans la chambre d’amis en train d’aligner les figurines que le quinquagénaire collectionnait pour sa fille. Il lui annonça que son père acceptait de se renseigner auprès de Bergier sur la localisation de Tarask, à condition qu’Érin consentît à déjeuner avec son nouveau beau-père pour des présentations officielles ; autrement dit, un cauchemar pour elle.
S’en suivit un rapport sexuel enflammé durant lequel Léo fut rapidement menotté aux barreaux du lit. Au bout d’un moment, Érin se rendit compte qu’elle ne se trouvait plus dans sa chambre, mais dans un lieu inconnu, entourée de couples en plein coït baignant dans des volutes d’encens. À la place de Léo, Gilles Laval, allongé dans un pentacle tracé sur le sol, s’évertuait à la mener au septième ciel par ses coups de reins délicieux. Érin sentit la Kundalini s’éveiller en elle ; elle était incapable d’objecter, de s’arrêter, de comprendre ce qui est en train de lui arriver, jusqu’à ce qu’elle observât le miroir disposé à quelques pas de là. Il lui renvoyait le reflet de Lucinda Nox.
Aussitôt, elle se retrouva dans sa chambre, avec un Léo endormi toujours attaché au lit. Épuisée, déboussolée, souillée, Érin rampa jusqu’à la salle de bain et regarda dans le miroir ; son cou portait des stigmates de griffures et de strangulation.
Peter Bull rencontra l’une de ses indics à l’Antichambre Carmin, un club de strip-tease situé dans la rue du satin. Ranjana, danseuse, effeuilleuse et prostituée à ses heures perdues, lui remit une clé USB en échange d’une importante somme d’argent.
Bull lui confia une autre mission : interroger discrètement ses ex-collègues du Firmament, l’un des « salons de massage » de Mme Péng, sur un certain Lee Wudang, probablement lié à la pègre. Ranjana entra dans une colère noire. Elle rappela à l’inspecteur qu’elle avait failli être tuée la dernière fois qu’elle s’était intéressée de trop près au business de la vieille maquerelle. Le Pitbull insista, lui promettant le double du salaire habituel et qu’elle n’aurait à coucher avec personne, cette fois-ci. La strip-teaseuse finit par accepter à contrecœur.
Mercredi 22 octobre
Chamboulée par ce qui s’était passé la veille avec Gilles Laval, Érin se demandait si elle n’avait pas rêvé ou halluciné. Les marques sur son cou – dissimulées derrière un foulard – laissaient cependant peu de doute quant à la réalité de cette partie de jambes en l’air qui avait tout du rite satanique.
Pour ne rien arranger à son humeur, les chaînes d’informations tournaient en boucle sur le meurtre de la princesse Marie-Eléonore de La Marck ; l’arrestation de Tibor Laska allait vraisemblablement permettre de rouvrir l’enquête et de rendre justice à sa famille : son mari, ses enfants, et bien sûr, sa cousine aussi célèbre qu’elle ; Rose de La Marck, la championne olympique d’escrime.
Après avoir reçu un appel, Bull écourta le petit déjeuner et annonça à sa coéquipière que Fouché s’était enfin décidé à convoquer Sandra Ophaniel. Une fois au commissariat, les deux inspecteurs se postèrent dans une pièce d’observation située derrière le miroir sans tain de la salle d’interrogatoire.
Ce fut un Lionel Fouché nerveux et plutôt maladroit qui accueillit l’arrogante psychiatre. Il la questionna sur la mort de Kylian Tisserant, un drame qu’Ophaniel ne manqua pas de mettre sur le dos des agents Bull et McKenzie. Quand le Fossoyeur aborda le sujet de l’absence de médicament dans le sang du patient, la professionnelle de santé supputa qu’il s’agissait probablement d’une erreur, à moins que le jeune schizophrène eût réussi à duper les soignants.
À la question concernant le lapsus sur la manière insolite dont le sigil d’Astaroth avait été apposé sur le torse d’Edouard Favener, la psychiatre se justifia par le caractère effaçable d’une inscription ou d’un tatouage, contrairement à la scarification dont les traces restaient gravées dans la chair.
À court d’arguments, Fouché profita de l’occasion pour remercier la Dre Ophaniel d’avoir aidé sa fille, Caroline, après sa tentative de suicide, et de l’avoir orientée vers un thérapeute très compétent.
« — Transmettez mes salutations à Ronald, quand vous le verrez, sourit Ophaniel.
Érin sentit ses entrailles se nouer.
Un léger tremblement des murs, à peine un frémissement, interrompit la conversation. Des fluctuations dans le courant électrique plongèrent les salles d’interrogatoire et d’observation dans une obscurité papillotante. Le miroir sans tain se fissura sur une quinzaine de centimètres.
La jeune femme recula d’un pas, livide, la main clouée sur son sternum, tandis que Bull et Drouet regardaient autour d’eux pour essayer de saisir ce qui se passait.
— Une micro-secousse, évalua l’ancien Marine. Ça arrive quand le trépan d’un extracteur de Luminescence s’enfonce dans la croûte terrestre. »
Mais au lieu de laisser Sandra Ophaniel s’en tirer, Fouché poursuivit l’interrogatoire. La psychiatre se trouvait à Reims le soir où Luisa Herrera et Edouard Favener avaient été assassinés dans un parc de la Cité des Sacres, au milieu d’un immense sigil d’Astaroth tracé à l’aide de soufre. En conséquence, il la plaça en garde à vue.
Pendant que Bull criait victoire, Érin s’entretint avec le Fossoyeur afin de confirmer ce qu’elle avait cru comprendre au cours de l’interrogatoire. La fille de Fouché était bel et bien soignée par le Dr Ronald Wellington ; un nom qui n’était pas inconnu de l’inspectrice.
Quelques minutes plus tard, dans la salle de pause, Bull remit à Fouché les photos prouvant son infidélité avec une prostituée en la personne de Ranjana. Le Fossoyeur, furieux d’avoir été contraint d’arrêter Sandra Ophaniel pour préserver son mariage, essaya de raisonner le Pitbull.
« Tu ne comprends donc rien à rien… Toutes tes tentatives pour rendre Éden plus sûre vont empirer la situation. Chaque innocent que tu imagines sauver en condamne deux autres. L’équilibre des forces est fragile.
— Ne me dis pas que tu crois à ces conneries ésotériques ! s’écria Bull.
— Je te parle de politique, de jeux de pouvoir, d’alliances, d’accords secrets et des sacrifices que l’on est prêt à consentir pour maintenir la paix.
— J’ai toujours trouvé que tu transigeais beaucoup avec la justice, mais si la vie humaine ne représente plus rien pour toi, je me demande pourquoi tu portes encore cet insigne.
— Parce qu’il faut bien que quelqu’un se salisse les mains pour que le plus grand nombre puisse dormir tranquille. »
Érin passa le reste de la matinée à être interrogée par le capitaine Tournais de l’IGPN concernant l’incident avec Kylian Tisserant. Quand elle eût terminé, Bull s’était déjà envolé. Par chance, Léo était parvenu à découvrir l’existence d’un groupe de prière auquel participaient plusieurs anciens patients de la Dre Ophaniel.
Au sein du complexe paroissial du Sacré-Cœur, un lieu administré par l’Oculus Dei, Léo et Érin rencontrèrent le père Doumbia. Selon lui, Sandra Ophaniel collaborait étroitement avec l’évêché dans la prise en charge des patients victimes de possessions démoniaques. La psychiatre avait notamment recours à des exorcismes. Kylian Tisserant était le seul qui avait résisté au rituel purificateur, même pratiqué par le plus vaillant exorciste du Vatican.
Dans ces conditions, les policiers se demandèrent pourquoi Sandra Ophaniel avait écrit au juge des libertés pour recommander le placement de Tisserant dans une unité de soin léger d’où il aurait pu facilement s’enfuir.
Alors qu’ils se dirigeaient vers la sortie, Érin fut subjuguée par la musique qui jaillissait des tuyaux d’un orgue dans le hall du complexe. Le père Doumbia l’invita à assister à la messe du vendredi à l’église Saint-Léodegard afin de profiter des mélodies du grand orgue.
Dans la voiture, Érin et Léo ne cachèrent pas leur déception ; le témoignage du prêtre faisait de Sandra Ophaniel une sainte, même si ses méthodes seraient sans aucun doute contestées par la communauté médicale si elles venaient à être divulguées.
« Voilà qui enterre définitivement notre théorie de la psychiatre démoniste qui relâche des patients possédés dans la nature, déclara Léo. »
Le gardien de la paix profita du trajet pour avouer à sa petite amie, penaud, que durant leurs ébats endiablés de la nuit précédente, il avait pensé à Lucinda Nox. Érin n’avait pas imaginé que le processus qui l’avait transportée dans les bras de Laval s’était déroulé de la même manière pour la partenaire originelle de ce dernier : la grande prêtresse. Ivre de colère, l’inspectrice passa ses nerfs sur un conducteur impoli, mais se garda bien de confesser à Léo qu’ils avaient vécu une expérience similaire.
Lorsqu’Érin et Léo arrivèrent au commissariat, ils découvrirent dans le hall de l’immeuble des dizaines de cartons saisis au cours de la perquisition du domicile et des bureaux de Sandra Ophaniel. Sous les regards des lieutenants Gacem et Duflot, les agents déchargeaient des camions entiers de livres ésotériques.
Au milieu de tout ce fatras, Érin repéra une grande caisse, source de coups mystérieux. Soudain, elle s’ouvrit, libérant le bouc qu’elle contenait. Celui-ci fonça sur les policiers et blessa Duflot au genou. Sur le flanc de l’animal était accroché un bras gauche sectionné, probablement celui de Linda Hervy. Érin ordonna qu’on neutralisât ce capriné violent de manière non létale, mais Bull débarqua dans le hall et l'abattit.
La caisse ne faisait en réalité pas partie des objets saisis durant la perquisition. Il s’agissait d’une livraison à l’attention d’Érin McKenzie. Aussitôt, Bull, Gacem, Drouet et une cohorte de gardiens de la paix se rendirent à l’adresse d’expédition. Cantonnée au commissariat pour plus de sécurité, Érin s’entretint avec le Dr Bichara que l’on avait chargé d’étudier le bras retrouvé sur l’animal.
« Le bouc est une allégorie, prétendit-il. Dans l’hébraïsme, il reçoit le poids de tous les péchés d’Israël avant d’être envoyé au désert. Votre tueur cherche peut-être à expier ses fautes. »
Puisque le légiste était connu pour avoir autopsié des dizaines de momies égyptiennes, Érin profite de sa présence pour lui demander des détails sur celle de Toutankhamon. Celle-ci l’obsédait depuis qu’elle avait fait ce cauchemar dans un temple funéraire, visité le musée des civilisations et contemplé le corps desséché de Piet Drimakos dans sa chambre d’hôtel. L’inspectrice apprit qu’en plus d’avoir été inhumé sans son cœur – compromettant son droit de séjourner dans le Champ des Roseaux –, le jeune pharaon avait subi une damnatio memoriae ; son ren et son visage avaient été effacés de tous les textes et de tous les monuments afin qu’il fût oublié de l’Histoire.
Bien qu’elle accusât la corneille de tous les maux, son absence commençait à inquiéter Érin. S'était-elle définitivement envolée vers d'autres cieux après avoir délivré sa vision au pied du pont de la malemort ?
Bull revint au commissariat en début de soirée ; le bon de transport de la caisse avait mené le groupe d’intervention dans une ferme. À son arrivée, les propriétaires, M. et Mme Lorençon, ainsi que leur fils, avaient disparu. Dans une bergerie, les policiers avaient découvert un troupeau de brebis égorgées, et un second, de chèvres, indemnes. Serge Clouseau s’était évaporé.
Leïla Gacem était restée sur place afin de coordonner les recherches. Drouet, lui, était rentré chez lui dans le but de se reposer avant de retourner surveiller les environs de l’Élysion.
Érin ne comprenait pas pourquoi Sandra Ophaniel, qui consacrait sa vie à libérer ses patients souffrant de possession démoniaque avec l’aide des exorcistes de l’Oculus Dei, avait participé au rituel d’invocation d’Astaroth. Elle aurait aimé davantage se confier sur des questions ésotériques, mais elle cherchait à préserver son coéquipier déjà surmené. Ce dernier, de plus en plus taciturne et mystérieux sur ses activités, n’était pas prêt à accepter le surnaturel comme une composante de la réalité, malgré ses deux altercations avec le démon Nebiros.
Érin et Bull avaient rendez-vous à la Cité de l’Espace – un lieu public – avec Évangéline d’Arenberg dans le but de discuter de sa possible participation à l’opération Élysion. La hackeuse fit une forte (mauvaise) impression à l’ancien Marine. En échange de son aide, Ève demanda un service encore indéterminé à chacun des enquêteurs. Bull objecta, mais Érin insista au vu de l’enjeu. Pendant que l’inspecteur et la gothique se disputaient, l’Irlandaise fut prise discrètement en otage par Serge Clouseau.
L’agent de sécurité de Solitude chercha à emmener Érin hors du planétarium, mais Ève pirata les projecteurs de la pièce pour l’aveugler, ce qui permit à l’inspectrice de se libérer. Clouseau prit la fuite. Bull et Érin le poursuivirent jusqu’à l’amphithéâtre construit autour d’un lanceur Ariane 5. Érin fut assommée quelques secondes après avoir pénétré dans le complexe.
Érin reprit connaissance, menottée dans les tribunes. Clouseau, armé d’un athamé, se tenait au centre de la scène, avec un étrange sigil tracé autour de lui ainsi que sur son torse. Léo Drouet, inconscient et ligoté à une chaise, allait vraisemblablement faire office de sacrifice dans un rituel identique à celui qui avait coûté la vie à Favener et Herrera.

Mais Clouseau n’était pas possédé par le même démon que Kylian Tisserant ; ce n’était qu’un serviteur du véritable nouvel hôte, Peter Bull en personne, dont les yeux présentaient une ressemblance parfaite avec ceux du jeune schizophrène. Grâce à l’arrestation de Sandra Ophaniel, le démon s’était libéré de l’emprise du sceau qu’elle lui avait imposé avant de lui permettre de s’évader.
Érin lui demanda pourquoi il l’avait mise sur la piste du livre d’Henoch, pourquoi il lui avait envoyé le bouc et le bras de Linda Hervy. Elle ne saisissait pas non plus les raisons qui l’avaient poussé à égorger tous les moutons des Lorençon. La réponse du démon s’avéra nébuleuse :
« Et il mettra les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : “venez, vous qui êtes bénis de mon Père ; prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès la fondation du monde.” Ensuite il dira à ceux qui seront à sa gauche : “retirez-vous de moi, maudits ; allez dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges.” »
Érin ne parvint pas à utiliser les voices magicae qui lui avaient permis de lutter contre Nebiros. Le démon lui expliqua que sans objet de pouvoir, la magie ne pouvait être invoquée.
L’inspectrice tenta alors de convaincre Serge Clouseau de renoncer à pratiquer le rituel invocatoire. Elle lui révéla qu’il serait également sacrifié au cours du processus. Le démon réfuta ses propos.
« Sergio, ne t’ai-je pas promis une couronne une fois notre dessein accompli ? Ne me suis-je pas engagé à faire de toi le champion des étoiles, le monarque des ruines de ce monde ? Ôte la vie de ce pitoyable mortel, et tu recevras ta récompense des mains des sept. »
Érin comprit que le démon cherchait à invoquer les sept archontes sur le plan terrestre afin qu’advînt leur règne.
L’inspectrice ne dut son salut qu’à l’intervention d’Ève, laquelle prit le contrôle du complexe. Elle déclencha l’animation de décollage de la fusée, envoya une cohorte de drones sur Bull et Clouseau pendant qu’elle libérait Érin à l’aide d’un robot-mécanicien. La policière intrépide assomma l’agent de sécurité et lui déroba son athamé. Armée de celui-ci, elle prononça des voices magicae tirées des profondeurs de sa mémoire d’outre-vie et emprisonna le démon dans un sceau de conjuration. Elle lui ordonna de révéler son nom, mais il refusa de le lui donner, prétextant qu’elle le connaissait. Puisqu’Érin ne voyait pas où il voulait en venir, le démon pointa son pistolet sur le crâne de Bull et menaça de presser la détente si elle ne trouvait pas la réponse par elle-même.
Érin replaça les pièces du puzzle ; elle comprit que l’entité qui possédait Bull n’était pas un démon – un des anges qui avait suivi Lucifer dans sa chute – mais un Veilleur, un ange ayant choisi de déchoir afin de s’accoupler avec des humaines. Cela expliquait pourquoi les exorcismes de l’Oculus Dei n’avaient pas fonctionné sur Tisserant. En regroupant les indices découverts dans le livre d’Hénoch, les interprétations ésotériques du meurtre de Linda Hervy et les informations du Dr Bichara sur la symbolique du bouc, Érin devina le ren du Veilleur : Azazel. Elle lui ordonna alors de quitter le corps de Peter Bull.
Érin libéra Léo et s’assura que son coéquipier respirait toujours. Hélas, Serge Clouseau, en tant que nouvel hôte du Veilleur, chercha à s’enfuir en gravissant les gradins de l’amphithéâtre. L’inspectrice abandonna ses deux collègues inconscients et le rattrapa. Azazel escalada le parapet, dégaina un pistolet et proposa un jeu à l’Irlandaise : choisir entre tuer et être tuée, en sachant que le déchu n’aurait aucun mal à trouver une autre enveloppe charnelle une fois Clouseau mort.
Le Veilleur exposa ses griefs contre l’Humanité, laquelle avait essayé d’effacer ses semblables de l’Histoire, alors qu’ils avaient en réalité déchu afin de civiliser la race humaine. Seulement, Azazel avait échappé à la damnatio memoriae en préservant le livre d’Hénoch à travers les siècles et en se faisant passer pour un démon. Il avait cependant fini par être frappé d’un autre genre de défixion.
« La seconde damnatio memoriae, celle que l’on réserve aux immortels qui ont l’éternité pour mettre au jour les vérités oubliées à leur propos. Cette malédiction est bien plus draconienne. Elle consiste à pénétrer dans l’esprit du sujet et d’y dissoudre toute trace de son identité. Lorsque l’on prive un être de son ren, on le dépouille de la majeure partie de ses pouvoirs. »
Azazel prétendit qu’il avait décelé le potentiel magique d’Érin tandis qu’il l’étranglait dans la chambre d’isolement, qu’il s’était lui aussi connecté à la corneille liée à l’inspectrice. Il avait réalisé, à cet instant, qu’il tenait enfin un moyen de récupérer son ren.
« Chaque imprécation possède une faille. J’ai été maudit par la Mort en personne, alors seule une sorcière ayant été rejetée par la Mort pouvait me rendre mon ren ! »
Érin y vit une allusion à son passage devant les 42 juges de la Douât et à son face-à-face avec le dieu embaumeur.
Azazel déclara avoir choisi Bull comme hôte afin de la garder à l’œil le temps qu’elle levât la damnatio memoriae. Il avait dû se servir de Clouseau pour exécuter les basses besognes, car il ne disposait que d’un contrôle partiel sur le quinquagénaire ; l’onction pratiquée par Nebiros lors de leur confrontation à l’hôtel de ville l’avait provisoirement immunisé à la possession.
Érin désirait connaître les motivations de Sandra Ophaniel, mais Azazel prétendit les ignorer, tout comme il refusa de révéler le Secret des Anges à l’inspectrice.
Léo intervint, mettant en joug Clouseau, mais ce dernier n’était nullement effrayé. Il fit vaciller la confiance du gardien de la paix en affirmant sentir la tromperie que l’un des deux amants avait commise. Il attisa ensuite la curiosité d’Érin en abordant le cancer qu’elle avait inoculé à son père. Il se targua de pouvoir le sauver grâce à son savoir remontant à l’aube de la création.
Léo supplia sa petite amie de ne pas l’écouter. Alors, Azazel tira sur Léo. Érin ne riposta pas, consciente qu’en tuant Clouseau, elle perdrait peut-être le seul moyen de guérir Roan McKenzie.
Bull, à bord d’une nav’copter, abattit Clouseau, lequel bascula dans le vide.
Le tir d’Azazel avait touché, par chance, le gilet pare-balle de Léo. Il fut pris en charge dans une ambulance garée au pied de l’amphithéâtre. Au cours d’un briefing improvisé avec Lescure, Gacem et Drouet, Érin et Bull apprirent que les corps du couple Lorençon avaient été découverts dans les environs de leur ferme. Leur fils venait d’être retrouvé dans une camionnette, drogué, à deux pas de la Cité de l’Espace.
Érin grimpa dans l’ambulance afin de discuter avec Léo, blessé à l’épaule, mais conscient. Ce dernier lui reprocha de ne pas se confier totalement à lui, de sous-estimer son ouverture d’esprit sur le surnaturel.
Les portes du véhicule s’ouvrirent soudain sur le père de Léo qui, en apprenant ce qui était arrivé à son fils, avait accouru à son chevet. Il se présenta à Érin comme Giovanni Melrakki, conseiller municipal adjoint à l’urbanisme et architecte des principales infrastructures d’Éden ; un génie dans son domaine qu’Érin admirait depuis près de quinze ans.
Dans ces conditions, l’inspectrice accepta de déjeuner avec Léo et son père à condition que ce dernier découvrît où se trouvait Julian Tarascon grâce à ses liens avec Thomas Bergier.
Pendant que Léo était transporté à l’hôpital, Érin s’isola avec Bull, lequel lui reprocha d’avoir cru le délire occulte de Clouseau au sommet de l’amphithéâtre et de culpabiliser pour le cancer de son père. Quand l’enquêtrice rétorqua qu’il ne pouvait comprendre ce qu’elle ressentait, Bull lui avoua qu’adolescent, il avait lui-même glissé des somnifères dans la bière de son géniteur afin qu’il arrêtât de frapper sa mère. L’ivrogne qui le traitait de bâtard avait pris le volant et s’était noyé à bord de sa voiture dans l’East River.
Voyant que sa coéquipière était aveuglée par le mysticisme ambiant, le Pitbull lui reprocha sa naïveté. Érin, hors d’elle, craignit de déclencher sur lui le même fléau qui allait coûter la vie à son père, alors elle préféra s’en aller et retrouver Évangéline à la terrasse d’un bar.
Après quelques verres, Érin confia à Ève l’expérience étrange qu’elle avait vécue lors de sa dernière nuit de folie avec Léo, ou plutôt, avec Laval. La hackeuse avait du mal à croire que le Baron pût se livrer à des pratiques hiérogames avec Lucinda Nox puisqu’ils étaient frère et sœur.
Trop en colère contre Bull pour rejoindre son appartement, l’inspectrice accepta l’invitation d’Évangéline à passer la nuit chez elle, à Tetrisland. Ce quartier, le plus défavorisé d’Éden, était composé de conteneurs réformés, empilés, et agencés en un labyrinthe géant. La gothique possédait cependant un loft tout confort au sommet d’une ancienne usine.
Quelle ne fut pas la surprise d’Érin de croiser dans ce logement la veuve écarlate ! Persuadée qu’Évangéline venait de la conduire à une tueuse à gages voulant sa peau, Érin, désarmée, n’eut d’autre choix que d’écouter les explications de la hackeuse. Ève avait demandé à son amie Scarlett de prendre sa place dans la chambre d’hôtel du Debussy pendant qu’Érin et elle faisaient la tournée des bars.
La veuve écarlate, grâce à ses pouvoirs de métamorphose impressionnants, avait réussi à duper Piet Drimakos et à l’éliminer, non sans être blessée au cours de la bagarre.
Érin ne comprenait pas comment Ève pouvait faire confiance à une tueuse recherchée à l’international, mais la hackeuse lui rappela qu’elle était également une cybercriminelle, et que ça ne les empêchait pas de s’apprécier. L’inspectrice finit par accepter de rester dormir.
C’était sans compter sur l’intervention de l’Égide. Des soldats d’élite prirent d’assaut le loft et neutralisèrent ses trois occupantes.
Reika Fox demanda à Scarlett où se trouvait un certain Syrdon, mais la métamorphe refusa de répondre. Ève se débattit, en vain. Quant à Érin, provoquée par la commandante qui la traita de « fille de terroriste », elle répliqua en l’attaquant sur le passé polémique de son père.
Ivre de rage, la hafu dévoila avec subtilité sa nature occulte à l’inspectrice et manqua de l’exécuter sur le champ. Elle se ravisa au dernier instant et ordonna qu’on emmenât les trois prisonnières.